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L’abbaye cistercienne de Moulins Warnant Partie 6
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8. LA FIN DE L’ABBAYE Le retour des Autrichiens dans le Pays-Bas aura été de courte durée, en mai 1794, les armées françaises repartent à l’offensive et prennent possession de nos régions. La ville de Dinant est occupée le 29 mai. La victoire de Fleurus, remportée par le général Jourdan, assure la domination française pour une longue période qui ne s’achèvera qu’en 1814. Les réquisitions s’abattent aussitôt sur les pays conquis : denrées, matières premières prennent le chemin de la France où les besoin sont grands après cinq années de révolution et de troubles. Delecolle, maire de Givet, sévit dans nos régions. Un tableau récapitulatif établi en 1795 par la commune de Moulins énumère les réquisitions faites les 16 et 17 prairial an II (5 et 6 juin 1794), c’est-à-dire peu de jours après le début de l’occupation. Charles Délogé, fermier de la grande cense, livre 80 setiers de seigle, Pierre Joseph Béguin, meunier, fournit 255 setiers d’épeautre le 16 prairial et 52 le 17. Ces denrées ont été livrée contre un reçu signé par Delecolle, mais un an après, aucun paiement n’a encore été fait. Le tableau indique que les denrées ont été menées sur des chariots à Bouvignes où elles ont été déposées dans des bateaux. La destination est évidente : Givet. Notons encore l’enlèvement du stock de papier à la papeterie. (167) Ces réquisitions locales ne sont qu’un prélude. L’ordonnance du 1er octobre 1794 renforce la mesure. « Â compter du 5 octobre, la moitié des subsistances en grains, froment, seigle, avoine, foin et paille existant dans toute la Belgique et le Pays conquis, est mise en réquisition et affectée à la subsistance des armées françaises. Tout particulier détenteur de ferme, laboureur ou propriétaire, sera tenu de déclarer à sa municipalité, la quantité de denrées dont il est possesseur, dans les 48 heures qui suivront la publication de la présente réquisition ». Ceci équivaut à la mise en coupe réglée de toutes les réserves agricoles du pays. (168) Un arrêté du 18 juillet 1794 impose une contribution militaire frappant en principe les nobles et le clergé. Elle est de cinq millions de livres pour la ville et la province de Namur, montant auquel l’abbaye de Moulins doit contribuer à raison de 25.000 livres. Pour réunir une telle somme, il faut bien vendre quelques biens après autorisation de l’évêque diocésain et du conseil souverain de Namur. (169) On va donc mettre en vente des biens de moindre valeur comme les maisons, jardins, ou petite terres dispersées. A Anhée, ce sera : les cortils Jacques et Antoinette, la maison et le grand jardin apportés comme dot par l’abbé Damanet en 1680, le bonnier Arnould, un morceau de terre au Mazy. A Salet : le cortil près de la fontaine. A Moulins : une terre à la papeterie. A Pumode : une prairie. Deux biens plus importants complètent la liste : la maison de la Roche à Moulins, près de la Meuse, achetée par Noël Didion, ancien serviteur de l’abbaye, et la ferme du Pairoir à Bioul avec 29 hectares de terres labourables et 3 de prairies, achetées par Walter Kinif deDenée. (170) Ces ventes permettent l’accès à la propriété à des gens de condition modeste, ce qui était malaisé sous l’ancien régime. Les biens des couvents supprimés ainsi que ceux du « gouvernement » ennemi (autrichien) sont dorénavant considérés comme biens nationaux et leurs revenus sont confisqués. À cet égard, un registre est ouvert à la recette de Dinant. On y voit l’énumération d’une part des biens-fonds avec indication du rendage exigé par le bail, d’autre part des rentes dues par des particuliers pour occupation de jardins, maisons ou sarts. À titre d’exemple, on y retrouve les rentes que Madame Dautrebande devait à l’abbaye : 20 florins sur sa forgerie de Moulins, 10 florins sur le moulin à huile devenu forge d’En haut, 2 florins 16 sols pour l’extraction de pierre de castine à la Bossière. Rien n’est omis. Les paiements sont notés et suivis, l’argent est versé à la recette des domaines nationaux à Dinant. L’administration de l’arrondissement de Namur s’occupe maintenant de la location des domaines nationaux, location qui se fait uniquement par « passée publique » annoncée par voie d’affiche. C’est ainsi que la 7 prairial an III (26 mai 1795) a lieu la location de la petite ferme du monastère avec ses 43 bonniers et d’autre part de la papeterie contenant 3 cuves, un moulin à huile, un polissoir, des jardins, verger et dépendances. Le 14 fructidor an III (31 août 1795), le Comité de salut public adopte une nouvelle division, en 9 départements, du territoire de la Belgique, du pays de Liège et des pays adjacents. L’ancien comté de Namur est inclus dans le département de Sambre-et-Meuse, divisé en 25 cantons. Celui de Bouvignes compte 18 communes, parmi lesquelles Moulins qui restera commune autonome jusqu'à ce que le décret impérial du 22 février 1812 la fusionne avec Wamant, le motif invoqué étant le petit nombre d’habitants et la difficulté de recruter des gens capables d’exercer les fonctions municipales. Le 1er octobre 1795, les 9 départements sont définitivement rattachés à la République. La législation française va donc s’appliquer à notre pays et notamment celle qui concerne les couvents. La loi du 15 fructidor an IV (1er septembre 1796) supprime les ordres religieux existant dans les 9 départements et confisque leurs biens qui ne tarderont pas à être mis en vente. Les finances de la République étant au plus bas, il s’impose de vendre rapidement les biens nationaux qui seront mis aux enchères par domaines entiers, en détaillant le moins possible pour avoir des rentrées d’argent immédiates et substantielles. Ce ne sont pas les exploitants des fermes qui pourront les racheter mais des associations de spéculateurs fonciers disposant de gros capitaux pour racheter en masse les biens nationaux et les revendre ensuite avec de plantureux bénéfices. La Cie Paulée de Paris se distingue dans ces opérations en s’adjugeant plusieurs abbayes, celles de Gembloux, de Saint Gérard, du Grand Pré et de nombreuses fermes parmi lesquelles celles de Viet ayant appartenu à l’abbaye de Leffe. Des membres du Directoire faisant partie du Conseil des cinq cents et du Conseil des Anciens participent aussi à la spéculation. Dans l’arrondissement de Namur, les biens de l’abbaye de Moulins sont mis en vente en premier lieu. C’était logique puisque l’abbaye était vide d’occupants alors qu’ailleurs il fallait régler au préalable l’expulsion des religieux. Les ventes sont annoncées au moyen d’affiches diffusées un mois avant les enchères et décrivant sommairement le bien à vendre. S’il s’agit de fermes, on énumère les terres avec leur contenance approximative. Comment d’ailleurs être plus précis puisqu’il n’y a pas encore de cadastre et qu’il faut aller vite en besogne. On devine que cette méthode expéditive, sans précision, sera source de conflits entre les acquéreurs. À titre d’exemple, voici comment est présentée l’abbaye de Moulins avec son enclos et ses jardins. Elle comprend : 1. Le quartier de l’abbé : 4 pièces en bas, 4 en haut, cave et grenier. 2. Le quartier d’hôtes : 7 pièces et 3 cabinets en bas, 8 pièces et 10 cabinets en haut, cave sous tout le bâtiment, 2 greniers. 3. L’église et la sacristie. 4. Le couvent et le cloître : 8 pièces et 4 cabinets en bas, 28 cellules de moines à l’étage. 5. Un petit quartier : 2 pièces et 2 écuries. 6. Le jardin entouré de murailles. 7. Le verger et le jardin contenant 3 journaux (trois quarts d’hectare). 8. Le jardin potager d’environ 2 bonniers. 9. Trois étangs. 10. Une terre d’environ 10 bonniers nommés Pisseroule, détachée des terrains d’exploitation de la petite ferme. 11. La drève avec arbres longeant le ruisseau jusqu'à un petit bâtiment. La description est sommaire, la localisation se fait en indiquant les biens adjacents. (171) Les mises en ventes se tiennent à Namur au siège de l’arrondissement. Plusieurs séances d’enchères sont nécessaires avant l’adjudication. Il reste à voir comment les domaines de l’abbaye de Moulins furent vendus. La 1ère séance d’enchères fut fixée au 28 pluviôse an V (17 février 1797). Spécification Prix atteint Acquéreur Pachis aux greffes et pachis aux saules 32.000   Livres Rousseau Papeterie de Moulins 79.000   Livres Paulée et Cie Petite ferme de Moulins et ses 30 bonniers 44.000   Livres Rousseau Grande ferme et ses 153 bonniers           135.000   Livres Rousseau Le moulin dans l’enclos avec quelques terres 30.100   Livres Rousseau L’abbaye de Moulins 36.500   Livres Rousseau L’adjudicataire principal est Jean-Louis Rousseau, commerçant à Charleville. Il a fait en sorte que le monastère et ses jardins, les deux fermes et leurs terres lui reviennent. Cet ensemble constitue un magnifique domaine s’étendant depuis la papeterie jusqu'à La Roche à Moulins longeant ensuite la grand-route sur le territoire d’Anhée jusqu'à l’extrémité de la plaine. Presque toutes les terres du côté droit du chemin en direction de Dinant appartenaient à l’abbaye. La famille Rousseau n’était pas inconnue dans nos régions. Louis Rousseau l’aîné avait obtenu de l’administration autrichienne, en 1784, l’autorisation de prospecter à Anhée, Houx, Yvoir et Bouvignes, pour y découvrir des veines de charbon. Interrompues par la révolution brabançonne et l’arrivée de Français, les prospections reprennent en 1805. Dans une lettre adressée au sous- préfet de Dinant, Louis Rousseau affirme qu’il a exploité des veines de charbon grâce auquel plusieurs habitants ont pu se chauffer et même forger (Archives de l’abbaye de Leffe). D’autres ventes suivent bientôt celles du premier groupe. La ferme de Salet  80.000  Livres A. Lahamaide, ex-religieux La ferme d’Anhée  55.000  Livres J-C Marsigny, ex-religieuse de Dinant La ferme de Heneumont  66.100  Livres M. Dessy, ex-religieux de Namur Les fermes de Solonne et du Baty à Pumode 311.000 Livres Les citoyens Bonaventure Collard et Simon à Paris La ferme d’Ohet   60.000 Livres Le Couteulx Couteleu à Paris La règle se confirme, aucun fermier locataire des censes de Moulins n’a pu acquérir les terres qu’il cultive. Par contre les fermes de Purnode tombent dans les mains de spéculateurs, membres des Conseils des cinq cents ou des Anciens. La papeterie est acquise par Paulée et Cie acheteurs en gros de biens nationaux, mais doit être remise aux enchères le 18 messidor an VI, Paulée n’ayant pas acquitté le prix de la vente. Suivant la politique de l’État français, les bois ne peuvent être vendus, ceux de Moulins restent donc propriété de l’État en devenant successivement Forêts nationales puis impériales. Le royaume des Pays-Bas en hérite en 1815 mais une loi de 1822 va en permettre la vente. C’est ainsi qu’en 1828, les Domaines de l’État vendent à Madame Auguste Bauchau maîtresse de forges à Moulins, les 58 bonniers du bois de « Champ » et les 128 du grand bois de Moulins. Le prieuré de Saint Héribert, dans la forêt de Marlagne échappe à la mise en vente, sans doute en vertu de l’intangibilité des domaines boisés. Ainsi se termine l’histoire de l’abbaye cistercienne de Moulins. Tout son patrimoine a été dispersé aux feux des enchères ou bien est devenu domaine de l’État. Jean-Louis Rousseau, nouveau propriétaire de l’abbaye, fait démolir l’église à l’exception du choeur et s’emploie à transformer les bâtiments conventuels en château où il réside en tant que maire de Moulins-Wamant. Après son décès, son patrimoine immobilier est mis en vente en janvier 1826. Le baron Alphonse de Rosée rachète le château et la ferme dont une partie des terres est morcelée. Heureusement, l’essentiel est sauvegardé : l’ancienne abbaye et son domaine immédiat continuent à former un ensemble exceptionnel dans un site admirable. L’appréciation portée par Gramaye en 1607 sur Moulins est toujours valable aujourd’hui : « IN NOMEN REVERENTIA, IN SITU AEMONITAS » écrit-il. Le respect s’attache à son nom et le charme réside dans son site.
ANNEXES
Annexe : L’abbaye de Moulins dans l’œuvre de J.B. Gramaye Gramaye, historiographe au service de l’Archiduc Albert, fut chargé d’écrire l’histoire des Pays-Bas. 11 les parcourut en étudiant les institutions et en décrivant les monuments remarquables. Son ouvrage intitulé « Antiquitates Comitatus Namurcensis » (1608) consacre une page à l’abbaye de Moulins. Voici la traduction du texte latin. « À Moulins, il existe une abbaye de l’ordre cistercien dont on peut dire ceci en guise d’éloge. Exposer les mérites de ce monastère n’est pas de ma compétence ni de celle des hommes, monastère dont la sainteté se cache dans sa fondation, la réputation dans son nom, la piété dans sa marche en avant, le charme dans son site, la fécondité divine dans tout son esprit. Le nom du lieu est l’Alleu de la bienheureuse Marie et il recèle un bon augure dans l’antiquité de ce nom, à savoir qu’il deviendra le lieu où fructifiera l’ordre cistercien consacré à la Vierge Marie pas une obéissance particulière. Jean, Prince de Liège, en l’an 1233, donna l’autorisation de construire un monastère de religieuses soumis aux règles de l’ordre cistercien. Le monastère fut construit en un lieu proche des rives de la Meuse et distant de mille pas (mesure itinéraire) de Bouvignes, de 1500 de Walcourt, lieu qu’arrose la rivière Flavion, dans le voisinage duquel il y a plusieurs moulins à eau, des fourneaux à fondre le fer et deux forges. Les premières religieuses vinrent de Soleilmont, la première abbesse frit Béatrice. Celle qui lui succéda acquit de Gilles de Bois, en 1266, le domaine de Salet La même abbesse mérita d’obtenir de l’empeieur Baudouin, la chapelle rendue illustre par le corps du bienheureux Héribert, qui se trouvait en un lieu retiré de la forêt de Marlagne. Au bout d’un certain temps, il apparut plus opportun de remplacer à Moulins les religieuses par des moines, ce qui s’accomplit en l’année 1414 avec l’approbation de Guillaume, comte de Namur et du pape Martin. Six religieux cisterciens de Villers furent appelés en même temps que l’abbé Jean de Gesves venu d’Aulne. Ils laissèrent à la postérité un modèle et un exemple remarquable de piété. A la mort de l’abbé, en 1420, lui succéda Jean Penno, célèbre supérieur du couvent de Marche, qui mourut en 1480. Lui succédèrent dans l’ordre : Walter de Migrode, issu d’une famille noble, décédé en 1438. Pierre d’Amsterdam, reçu dans les ordres en raison de sa sagesse, décédé en 1464. Jean Girelin, confesseur à la chapelle du roi Philippe et conseiller de celui-ci, mort en 1483. Nicolas Neumart recommandable en raison de sa piété, mort en 1498. Jean Bléria, confesseur des Dames de Marche, mort en 1512. Jean Roland, homme lettré, mort en 1523. Toussaint Duchesne, digne d’éloges pour sa gestion, mort en 1530. Pierre Boutte, mort en 1534. Pierre de Flandre, célèbre pour avoir restauré le couvent, mort en 1556. Simon Coulon, restaurateur de la grande église, mort en 1558. Nicolas Tibault, homme probe et pieux, mort en 1561. Lambert Brut, homme craignant Dieu, mort en 1572. Jacques de Glymes qui, célèbre déjà par son nom même, illustra sa famille, mort en 1594. A ce dernier, succéda pour le grand bien du monastère Pierre de Royer, digne des mêmes éloges que méritèrent ses prédécesseurs. Il était connu à Liège par sa famille, auprès des religieux par sa piété, auprès de tout le monde par sa sagesse. C’est grâce à l’appui qu’il me donna, en raison de son sens de l’humanité et grâce à sa faveur, que j’ai pu recueillir dans les archives de l’abbaye cette somme de renseignements. Que Dieu lui accorde une vie longue et heureuse pour le bien de son monastère et de l’Etat de Namur. Va, va de l’avant, Alleu, sous l’heureuse conduite de la Reine des Cieux, toi qui as offert à l’Assemblée céleste des fleurs des deux sexes, Alleu que Guillaume, Prince de Namur a tellement soutenu et tellement aimé, qu’il lui a laissé en souvenir de sa dévotion son anneau de mariage, en outre une coupe d’ivoire consacrée à un meilleur usage, en en faisant un reliquaire que font valoir deux têtes des Saints Innocents, trente-cinq des compagnes de Sainte Ursule et d’autres précieuses reliques de saints. De ces reliques, tant Francis Bomale que d’autres en ont prélevé au profit d’abbés. Cette abbaye, à plusieurs reprises a été soumise aux fureurs de Vulcain et de Mars, par exemple dans les années 1474, 1544, 1554, 1578 et 1594. En partie brûlée, en partie spoliée, elle survit cependant à tant de maux, grâce aux bons soins de ses prélats.
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