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L’abbaye cistercienne de Moulins Warnant Partie 4
6. Les projets industriels de l’abbaye de Moulins Le patrimoine de l’abbaye consistait principalement en biens fonciers tels que fermes, terres agricoles, prairies et bois. C’est de la location des fermes, remises par bail à des censiers, que les moines tiraient l’essentiel de leurs revenus. Ils se montrèrent peu entreprenants dans le domaine industriel et si le nom de Moulins reste attaché au souvenir de forges, ce ne sont pas les moines qui prirent l’initiative de leur exploitation. Ils se contentèrent de mettre à la disposition de maîtres de forges, des terrains peu étendus, convenant à l’implantation de cette forme ancienne de sidérurgie. Par eux-mêmes, les moines de Moulins ne conçurent qu’un projet industriel d’envergure : la création d’une papeterie et encore au début firent-ils alliance avec un papetier professionnel. Il est vrai que les moines possédèrent un moulin à farine et un stordoir à huile, mais ils en confièrent l’exploitation à un meunier et ils prétendirent toujours que le moulin travaillait principalement pour les besoins du monastère. C’est l’histoire de ces quelques activités industrielles qui feront l’objet de ce chapitre. Le moulin à farine Sur un terrain proche du confluent de la Molignée avec la Meuse, en un lieu appelé La Roche à Moulins, il y avait un moulin à farine relevant du comte de Namur et dont l’existence est avérée au moins depuis le XIIIe siècle. D.D. Brouwers en publiant les cens et rentes du comté de Namur au XIIIe siècle, écrit qu’en 1289 à Molins « Encor i a li cuens (comte) un molin dou meisme aquest... si vaut li dis molin par an 48 mui de mouture à mui de Namur ». (107) Ce moulin est donné à bail pour 3 ans au meunier le plus offrant et il est banal, c’est-à-dire que chacun dans le ressort, a l’obligation d’y faire moudre son grain. Georges Dereine a fait une étude détaillée de l’histoire du moulin et des forges qui l’ont remplacé, c’est ainsi qu’il a été établi la liste des locataires du moulin domanial de 1350 à 1425. (108) Le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, ayant acheté le comté de Namur en 1421, se trouve confronté à la Principauté de Liège, ce qui entraîne des incursions liégeoises en terre namuroise. Des moulins banaux sont détruits parmi lesquels le moulin des preitz. En 1448, le terrain qu’il occupe à La Roche à Moulins est libre, d’où la décision des autorités comtales de ne plus reconstruire le moulin mais de mettre en vente son emplacement. L’abbaye de Moulins entre en scène et se porte acquéreur du bien. L’acte du 21 juillet 1448 intitulé « Proclamation des molin et preis séant devant l’abbie » est retranscrit dans le cartulaire. « On vous fait assavoir de par mon très redouté Seigneur Mons. Le duc de Bourgogne, comte de Namur ... que le place des molin et stordoir et le pré de mondit Seigneur extant devant ledit molin gisans entre l’abbaye de Molins et la rivière de Meuze sont mis à pris pour les tenir héritablement avecq le chache (juridiction) et droits accoustumés par Jehan Maleveit, molnier de Bouvigne à présent, à savoir ... pour ledit place doudit molin et stordoir 12 muids de moulture à les payer et livrer au chastial de Montaigle ou Bouvigne auquel que mieuls plaira à mondit Seigneur ou à son recheveur, à payer en deux temps en l’an au jour de Noël et de la St Jean-Baptiste. et pour le pré devant ledit molin huit mailles à payer à la St Jean-Baptiste ». L’abbaye de Moulins acquiert donc l’emplacement du moulin des preitz, le pré al Thour s’étendant entre le moulin à farine et la Meuse, de même que le coup d’eau sur la Molignée. Elle a l’obligation de réédifier à ses frais le moulin et le stordoir tout à neuf, de veiller à retenir bien et suffisamment les bys « deseur et desous » et toute autre chose audit moulin appartenant. Le receveur des domaines fera délivrer les bois pour les tournants (roues) et maisonnage, à prendre dans les bois domaniaux les plus proches du moulin. (109) L’abbaye fait donc reconstruire le moulin des preitz qui fonctionnera à La Roche à Moulins jusqu’au dernier quart du XVIe siècle pendant lequel nos régions ont connu une période de troubles et de dévastations engendrés par les luttes entre les troupes espagnoles et celle des Etats insurgés. C’est probablement vers 1578 que le moulin fut de nouveau dévasté ce qui amena l’abbaye à le reconstruire dans l’enceinte monastique pour qu’il bénéficie de la sauvegarde accordée aux établissements religieux. Une porte de l’enclos donnant vers l’extérieur permettait à la population de faire moudre son grain dans le nouveau moulin. Le 14 mai 1613, les Archiducs Albert et Isabelle accordent à l’abbaye une exemption d’impôts pour le moulin à farine, en tenant compte du fait qu’il se trouve dans l’enclos et qu’il travaille principalement pour la communauté monastique. Lorsque le bailliage de Montaigle passa sous domination française, l’exemption fut contestée, aussi l’abbé et ses religieux adressèrent-ils, en 1685, une supplique au Conseiller Faultrier, intendant du Hainaut, du pays d’Entre-Sambre-et-Meuse et d’Outre-Meuse. L’exemption d’impôts fut maintenue jusqu’en 1772. À cette époque, le bailliage de Montaigle la remit en cause, arguant du fait que le moulin était affermé. (110) Il est probable, en effet, que le moulin reconstruit dans l’enclos, a été constamment affermé puisque les archives citent les dates de 1613, 1617, 1624, 1635 et 1647 pour la conclusion de baux. En 1728, Jean Dessy en obtint la location pour un loyer de 682 florins et 4 stiers de mouture par semaine. (111) Le 6 avril 1781, un nouveau bail est conclu avec Pierre-Joseph Béguin, pour un terme de six ans. À titre documentaire, parcourons-en les clauses. L’acceptant est tenu de moudre, sans salaire, toutes les meulnées, mestures, brais (grains pour la brasserie) et tous autres grains nécessaires au monastère. L’acceptant est tenu de lui livrer, chaque semaine, 4 setiers de mouture mesure de Namur à la racle. Il fera porter lesdites moutures, mestures, les brais sur le grenier à farine ou à la brassine, et cela sans salaire. L’acceptant paiera tous les trois ans, 9 écus à l’abbé et autant aux religieux. Il paiera en outre chaque année 6 florins à l’abbé et 6 autres aux religieux. L’usure des pierres tournantes est à charge de l’acceptant. Aucune réparation ne pourra se faire aux pierres ni aux harnats (mécanisme) sans le consentement des religieux. L’acceptant nettoiera chaque année le bief du moulin. Il supportera toutes les impositions publiques. (112) Lorsqu’en 1785, l’administrateur de Francquen fera l’état des revenus du monastère, il rappellera que « ceux de Montaigle » prétendent que le moulin doit être imposé à taille, ce qui fait encore en 1785, le sujet d’un procès devant la cour à Malines. Ce procès durait donc depuis 11 ans. O lenteur éternelle de la justice ! En plus du moulin, le meunier locataire disposait de quelques terres à exploiter : une prairie de trois-quarts de bonnier nommée le Prez au meunier. le pachis à la briqueterie de 1 bonnier 3 un jardin avec houblonnière près de l’enclos. (113) Le moulin à huile Dans la déclaration des biens de 1752, on lit : « Le moulin à l’huile ne sert que pour l’utilité de l’abbaye, à raison qu’il se consomme une grande quantité d’huile à l’abbaye et à la papeterie, à peine presse-t-on à ladite huitaine, 60 mesures pour l’étranger qui, à raison de 7 sols la mesure, les soixante portent à 21 florins. (114) Le stordoir à huile était établi non loin de la Roche à Moulins. Transformé en polissoir, il fut cédé, en 1776, à Jean-Dominique Dautrebande pour y établir ce qui s’appellera la forge d’en haut, à charge pour l’acceptant de construire une huilerie dans la papeterie de l’abbaye. Les forges de Moulins L’emplacement du moulin des preitz acquis par l’abbaye en 1448, était promis à un grand avenir industriel, cependant ce ne sont pas les moines qui le réaliseront, ils se contenteront d’en céder la propriété à des maîtres de forges pour y établir leurs usines. Dans le cadre de cette étude, nous nous bornerons à examiner cette question du seul point de vue de l’abbaye et nous verrons que la cession de ce qui était le fief al Thour, a créé bien des remous. La vente du moulin des preitz Alors que Pierre Royer était abbé de Moulins, les religieux ont été assemblés capitulairement au son de la cloche pour délibérer sur le contrat visant à aliéner un terrain de la communauté. Les religieux ont constaté qu’au cours des guerres passées, ils ont été en grande nécessité d’engager et d’aliéner plusieurs bonnes parties de rentes du monastère constituées en grains et de charger d’autres parties de rentes en argent comme ce fut le cas pour la seigneurie et la cense de Salet, chargées d’une rente de 56 florins 5 sols. Les religieux désirent reprendre les parties aliénées pour les remettre au gros des biens du monastère. En conséquence, ils estiment que « la vendition de quelque mollin à grains à nous appartenant par acqueste, nommé le mollin des preitz gisant assez près de notre maison, pourrait pourvoir à ce que dessus, voire que ce serait bien notre profit et ne recevrons aucun dommage ni incommodité de l’aliénation dudit mollin d’autant que nous appartient aultre en la clôture dudit monastère ». En conclusion de ce préambule, les religieux veulent vendre en arrentement perpétuel le mollin des preitz. Le contrat de vente en faveur de Philibert Tournon est passé le 1 octobre 1603. Il porte sur le moulin avec bâtiments, bys, faux bys, coup l’eau, batte, morceaux et pièces d’héritage qui séparent l’un desdits bys jusqu’au pont de pierre du monastère. Philibert Tournon ne pourra bâtir de maison à moins de 50 pieds du pont de pierre, il ne pourra faire aucun moulin à grains sur le ruisseau et ne pourra y pêcher. L’acte contient encore des dispositions techniques pour le coup d’eau et pour des aménagements à faire à la Meuse afin d’y recevoir des bateaux chargés de charbon et de gueuses. (115) Pour son achat, Tournon devra payer annuellement 200 florins de rente à échoir en deux termes. Le terrain cédé par l’abbaye constituait le fief de la Thour à Moulins, d’une superficie de 5 journaux (1 hectare 70), relevant du bailliage de Montaigle. Ce fief est inclus dans la seigneurie d’Ohey, forges à Moulins, cense d’Heneumont, maison de Pierres et Corbais qui sera acquise en 1626 par Philibert Tournon. Sur le terrain acheté, celui-ci va construire 2 hauts-fourneaux, une forge à 3 feux, 1 fenderie et 2 maisons dont l’une sera la résidence du maître de forges. En 1619, il obtient encore l’autorisation de construire quelques petites huissines pour polir et scier le marbre et le jaspe. Pour l’histoire des maîtres de forges : les Tournon, les Tabolet jusqu'à Simon Jamar, il convient de se reporter à l’ouvrage de Georges Dereine déjà cité ci-avant. Dans cette question, l’abbaye de Moulins n’interviendra plus que par des procès et le rachat en engagère de la seigneurie de Moulins, le 12 mars 1648, pour une somme de 4.000 florins. Les procès et le rachat du terrain des forges en 1724. L’abbé Pierre Royer décède en 1608. Ses successeurs vont rapidement contester la vente de 1603 au point d’en réclamer la nullité. En effet, d’après les statuts de l’ordre, l’aliénation d’un bien ne peut se faire sans le consentement des religieux, à peine de nullité absolue. Or il se fait qu’en 1603, l’abbé a obtenu le consentement de jeunes religieux en les intimidant « par des menaces et par son air excessivement rigoureux », il leur était donc difficile de s’opposer à la volonté de leur supérieur. De plus, l’abbé a éloigné de la maison, d’anciens religieux qu’il n’aurait pu faire consentir à la vente ni par douceur ni par menaces, ces anciens religieux étant conscients du préjudice qui allait résulter de l’aliénation. Enfin il faut considérer que toute vente doit être approuvée par le chapitre de l’ordre ou par l’évêque de la juridiction, ce qui n’a pas été le cas en 1603. Cela étant, le successeur de l’abbé Royer et tous les religieux ont fait le 23 avril 1609, un acte de protestation en demandant au conseil provincial de Namur de déclarer la vente nulle et sans effet. Sans doute, estiment les avocats du monastère, cette cause aurait abouti si les guerres dont le pays a été le théâtre, n’avaient pas interrompu le cours de la procédure. D’autre part, l’abbaye n’a plus eu les moyens « de fournir aux gros frais » que la chicane de Tournon lui occasionnait. En ces temps de guerre, l’abbaye a été ruinée et entièrement pillée au point qu’on lui a tout pris : calices, ciboires et vases sacrés n’ont même pas été respectés. Pendant le même temps, les maîtres de forges faisaient à l’abbaye quantité d’autres procès. Parmi ceux-ci, est à citer le procès intenté en 1674 par les héritiers de Jean Tabolet concernant la retenue d’eau pour la papeterie construite en 1670. Lorsque l’on fait « les espargnes dans le by » pour constituer une réserve d’eau à la papeterie, le débit du ruisseau se trouve fort diminué au point de compromettre le travail des forges. Gérard Dumont, maître de forges à Yvoir, juré dans le procès, est venu voir le ventelage que lesdits opposants (les moines) ont fait sur le by de leur huissine à papier au lieu vulgairement appelé la forge Hélène (actuellement château du Varroy à Wamant). Pour les forges, la diminution passagère du débit entraîne de graves inconvénients même si, comme l’écrit Gérard Dumont, « les cessations susdites ne duraient que le temps d’une patemotte, à cause que le fer qui se fond pour faire la pièce ne se peut discontinuer un seul instant sans gaster ladite pièce ». Pierre Deglymes, meunier à l’abbaye dit à son tour qu’il a expérimenté que toutes les fois qu’on retient l’eau du Floyon (Molignée) pour des huissines qui sont par dessus, le moulin « ne va pas à son ordinaire, ni si fort que quand l’eau va son cours ordinaire ». (116) En bref, les rapports entre l’abbaye et les maîtres des forges sont conflictuels d’autant plus que les religieux se plaignent « des bruits et vacarmes continuels des ouvriers forgerons travaillant pour ainsi dire à la porte de leur monastère ». (117) Depuis 1714, la forgerie de Moulins est la propriété de Simon Jamar. Lorsqu’il la met en vente, en 1724, l’abbaye s’empresse de la racheter. L’acte du 13 janvier 1724, porte sur la cession des « maisons, bâtiments, fourneaux, fenderie, maquat, scierie, brassine, forges, forgette, bys, chippes, prairies, jardins, droit de pêche » etc... Il est bien spécifié que « l’abbaye ne reprend à soi les choses sustransportées que pour les démolir et éviter les contestations si souvent arrivées entre la même abbaye et les possesseurs d’icelles ». Le prix d’achat est de 8.000 florins. Les comparants (Jamar et consorts) emporteront avec eux les matériaux = enclumes, tenailles, soufflets, arbres, roues et marteaux, deux sommiers de forges, les bacs refroidisseurs, les chaudière, cuves ... (118) Les choses ne vont pas en rester là et un autre conflit menacera bientôt l’abbaye. Un conseiller procureur- général nommé Ramquin fait rapidement remarquer que « les religieux ont acquis moyennant une somme si notable des huissines et terrains à leur profit ce qui va directement contre les édits et placards de nos souverains interdisant à gens de main-morte d’acquérir bien en fond pour le tenir à perpétuité. Il y a une clause préjudiciable à Sa Majesté et aux ouvriers ses sujets employés à travailler auxdites huissines à savoir qu’icelles seront détruites, démolies et réduites à néant, ce qui est un procédé par trop nuisible tant à la cause publique que particulière, car les forges rapportent gros au domaine et font subsister quantité de personnes ». Pour se défendre de cette accusation, les religieux de Moulins et leur avocats reprennent donc l’argumentation bien connue et qui peut se résumer ainsi. Par l’acte du 13 janvier 1724, les religieux n’ont pas acquis de nouveaux biens-fonds puisque le terrain du moulin des preitz, ils l’avaient acquis depuis le 21 juillet 1448. Si un abbé l’a cédé à Tournon en 1603, ce n’est que par une aliénation vicieuse en soi, obtenue par « une crainte révérencielle » exercée sur les plus jeunes des religieux. Le titre d’aliénation est donc dans son principe invalidé, dès lors il faut considérer que le terrain en cause est resté dans les mains des suppliants. Une preuve supplémentaire en est que ceux-ci ont continué à payer à la recette des domaines les 14 muids de mouture et les huit mailles exigés depuis 1448. En bref l’achat de 1724 n’a pas contrevenu à l’édit impérial et l’acquisition nouvelle ne tombe pas sous la prohibition de la « carolinne » empêchant les gens de main-morte d’acquérir des biens réels. Enfin on n’a pas préjudicié les forges car l’expérience montre que si une forge vient à dépérir les autres en profitent. Les Tabolet ont dû abandonner les forges de Moulins pendant 30 ans. Simon Jamar en les reprenant, y a consommé son bien et son argent au lieu d’y trouver profit. Il en a été de même pour son fils. « Au moment du rachat, les huissines étant déjà presque entièrement dépéries par leur caducité et faute d’entretien, allaient tomber en ruine et être abandonnées par leur propriétaire qui en avait déjà tiré les harnats ». En conclusion, les suppliants n’ont rien fait contre les règlements et intérêts de Sa Majesté. La vente de 1724 n’a pas eu pour objet « l’achat d’un terrain mais l’achat du repos et de la tranquillité des suppliants ». (119) Le procès intenté à l’abbaye par le conseiller procureur-général n’aboutit pas. Sa Majesté impériale et catholique en son conseil privé, par ses décrets des 13 décembre 1725 et 24 mars 1726 déclare que les religieux de Moulins peuvent retenir les terrains en cause, en affectant la généralité des biens de l’abbaye pour sûreté du paiement des rentes et du coup d’eau. (120) Une nouvelle alerte se déclara lorsque Pierre Renson, maître de forges à Namur demanda à construire une forge à deux affmoirs sur le ruisseau de Moulins. Les moines se doutèrent que l’emplacement sollicité serait celui de La Roche à Moulins et prirent les devants en présentant des arguments contre le projet qui ferait à l’abbaye un « tort énorme et irréparable ». Le projet de Renson tourna court. (121) La vente du terrain des forges aux Montpellier - 1742. On a vu avec quel acharnement, les religieux avaient oeuvré pour récupérer le terrain de l’ancien moulin des preitz. On peut donc s’étonner de voir que 18 ans plus tard, ce même terrain est jugé inutile et est revendu pour y rétablir des fourneaux et une forgerie. Le 17 avril 1742, l’abbé Pierre Denis et ses religieux viennent déclarer comment «ayant contracté diverses obligations tant à l’occasion de leur temple que d’autres choses nécessaires et utiles à leur monastère », ils souhaitent se décharger de ces obligations et sont d’accord pour céder un endroit où dans le passé il y a eu un fourneau, endroit qui leur est devenu inutile. Le contrat de vente est passé avec Joseph et Gérard de Montpellier, maîtres de forges à Yvoir et avec leur frère Pierre chanoine à Huy, aux conditions ci-après : Les acceptants construiront à leurs frais un by depuis le pont Saint Bernard jusqu’au moulin à huile et établiront une batte (retenue) pour fournir l’eau au canal. Ils répareront aussi la maçonnerie de l’huilerie du monastère. Cette huilerie se trouvait à l’emplacement de ce qui deviendra ultérieurement la forge d’en haut. Les acceptants s’engagent à déposer leurs scories au bord de la Meuse sans gêner la circulation sur le chemin et sans nuire aux jardins du locataire de la maison de La Roche appartenant au monastère. Les tailles et contributions, le coup d’eau sont à charge des acceptants. Le canal à creuser pour aboutir au fourneau devant couper le chemin, les acceptants établiront un pont à leurs frais pour le traverser. Les pierres pour la construction des installations industrielles pourront se tirer de la carrière et de la montagne des religieux. Les acceptants ne pourront construire de maison d’habitation. La vente est faite avec clause d’engagère, c’est-à-dire que les religieux pourront reprendre le bien cédé, avec fourneaux, bâtiments et bief, moyennant paiement de 4.000 écus, sans pouvoir toutefois le remettre à un autre repreneur. (122) Un deuxième acte est passé le 28 avril 1742 qui cède le terrain face au fourneau pour y établir une forge et une fenderie. Le prix de la vente en engagère est fixé à 2.000 écus. Ainsi par ces actes ont été jetées les bases de la forgerie qui fonctionnera à Moulins jusqu’au milieu du XIXe siècle. Aujourd’hui encore sur le terrain, on peut apercevoir le tracé des biefs creusés par les Montpellier. La suite de l’histoire des forges se déroulera hors de la compétence des religieux de Moulins qui n’interviendront plus que dans un acte de 1776, comme nous allons le voir en résumant les événements. En 1765, les forges sont louées pour 12 ans à Barthélemy Dautrebande maître-brasseur à Namur. Les Montpellier ayant contracté des engagements financiers auxquels ils ne peuvent faire face, cèdent en 1766 à leur beau-frère Etienne Wilmet, leurs biens parmi lesquels figure la forgerie de Moulins. D’autres créanciers des frères Montpellier s’étant encore manifestés, interviennent alors des arrangements complexes entre eux et Wilmet. La forgerie de Moulins passe à deux créanciers : Dethise et Haulot qui la revendront le 12 mars 1766 au locataire B. Dautrebande. Dans la même vente lui est cédée la seigneurie d’Anhée, Senenne et Grange. Sous la direction de Dautrebande, la forgerie de Moulins tend à se développer, c’est pourquoi le 15 avril 1776, il passe acte avec les religieux qui lui remettent, en engagère, le polissoir, précédemment moulin à huile, avec ses annexes et un terrain pour y construire une forge avec chippes. La vente est conclue moyennant 10 florins de rente annuelle et 200 pistoles à payer à la passation de l’acte. Dautrebande devra entretenir et réparer, par moitié avec les religieux le pont près du polissoir. Il supportera les impositions et le prix du coup d’eau. Dans une note-annexe, Dautrebande s’engage à construire une huilerie dans la papeterie de l’abbaye. Tenons pour la fin une stipulation de l’acte qui donne à penser que les ferons qui voyaient passer et repasser devant leur lieu de travail, les moines et leurs domestiques, ne nourrissaient pas à leur égard beaucoup de sympathie. Il est écrit : « Si quelques ouvriers de l’acceptant (Dautrebande) viennent à molester lesdits religieux avec leurs domestiques, ou faisaient tort à leurs biens, leur pêche ou leur chasse, l’acceptant devra désintéresser les religieux et donner correction auxdits ouvriers». (123) Lorsque l’abbaye fut mise sous économat , l’administrateur des biens intenta un procès à Dautrebande pour la raison que les conditions de vente lui paraissaient désavantageuses pour l’abbaye et que d’autre part le gouvernement n’avait pas donné son accord. (124) Après la cession de 1776, Dautrebande transforma le polissoir en forge qui travailla de concert avec la forgerie de La Roche à Moulins située à 300 mètres en aval. On appela communément les 2 forges, celle d’en haut et celle d’en bas. Il est intéressant de noter qu’à l’emplacement du polissoir se trouvait anciennement la forge de France. Qu’il s’agisse d’elle ou de la forge Hélène au fief de Pont, leur histoire ne nous est pas connue. Tenons toutefois pour assuré que des forges anciennes ont existé à Moulins avant 1603. Très brièvement, esquissons le destin des forges de Moulins. En 1798, les Dautrebande les vendent à Joseph Bauchau. Son fils, Auguste, les fera prospérer sous l’empire napoléonien. Elles cesseront d’être actives vers 1850. La papetrie de Pont Le seul domaine dans lequel les religieux de Moulins aient pris une initiative industrielle importante et l’aient soutenue pendant plus d’un siècle, est celui de la papeterie. L’établissement qu’ils ont créé, s’appelait la papeterie de Pont parce qu’elle était implantée dans le fief de Pont où de nos jours se situe le château du Varroy. Dans un chapitre précédent, nous avons vu comment l’abbaye avait obtenu le fief de Pont par une donation faite en 1433 par Jean Sauvage. C’est sur le terrain situé en bordure de la Molignée, à quelque 1600 mètres en amont de l’abbaye, que par une initiative conjointe prise par les moines et le Sieur Germain Charlet, une usine à papier a été fondée en l’an 1670. Tout commence par l’octroi royal accordant à Charlet le monopole de la fabrication du papier dans le comté de Namur pour un terme de 30 ans et l’autorisant à ériger autant de moulins à papier qu’il le voudra, avec la possibilité de partager l’octroi. De là résulte l’accord passé le 18 mai 1760 entre Charlet et l’abbé Barthélemy Van den Perre, accord constituant l’acte de fondation de la papeterie de Pont. (125) Examinons-en quelques stipulations : Charlet ayant obtenu de Sa Majesté la permission de faire ériger et travailler des moulins et huissines (usines) s’associe aux religieux de Moulins, pour jouir en commun du fruit de l’octroi. Les comparants devront à leurs frais particuliers ériger dans l’enceinte de ladite abbaye, le moulin, « le faire assortir et accommoder de toutes plattes, machines et hamats (ensemble du matériel et machines d’une manufacture) convenables à ce que ledit moulin puisse bien travailler, comme aussi l’eau et cours d’icelle, accommoder les bÿs (biefs) et digues sans pouvoir divertir ladite eau plus avant qu’il ne soit besoin ». Les parties contribueront par moitié aux frais de construction des bâtiments, d’achat des matériaux, machines, draps et plattes pour coucher le papier, cordes à lier et autres outils de travail. Elles participeront en commun aux frais de nourriture et au paiement des ouvriers. Les bénéfices seront répartis à part égale entre les parties qui contribueront sur un pied d’égalité aux frais et risques du débit de la marchandise. On rappelle que les huissines ont été bâties sur les vieux bâtiments de la forge dite Hélène. L’eau employée par la papeterie ne peut léser le moulin à farine des religieux, établi dans l’enceinte du monastère, ni les forges établies à Moulins. Les parties assureront la nourriture et le logement des ouvriers. À cet effet, le maître-papinier disposera d’une étable et de 3 vaches, avec permission de les faire paître avec la herde de l’abbaye. Un bonnier sera affecté au potager pour produire la nourriture des ouvriers au travail. L’association entre les religieux et Charlet est conclue pour 30 ans. Les clauses supplémentaires prévoient le cas ou Charlet décéderait pendant cette période. On envisage aussi de construire en commun d’autres papeteries. Les bases juridiques de la collaboration entre les parties sont donc établies. Pour comprendre en quoi consistait l’usine à établir, il est bon de savoir comment à l’époque on fabriquait le papier à partir de vieux chiffons, de chanvre et de lin. Les chiffons lavés au préalable, étaient découpés et mis à macérer pendant plusieurs semaines, dans des cuves remplies d’eau appelées pourissoirs. Cette première opération était le délissage. Au sortir du pourissoir les chiffons de nouveau lavés à l’eau claire, passaient au dérompoir, ateliers où les ouvriers effilochaient les lanières sur des lames de faux fixées verticalement. La transformation des chiffes en pâte, se faisait dans des bacs en pierre où elles étaient battues sous eau au moyen de maillets de fer actionnés par un axe relié à la roue du moulin. Il existait trois sortes de cuves contenant des maillets de moins en moins lourds. La pâte à papier était ensuite versée dans des cuves où elle séchait. Le papier se fabriquait en délayant la pâte dans des cuves d’eau tiède où se plongeaient les moules, châssis en bois ayant pour fond un tamis de laiton tendu par des fils de laiton plus gros qui façonnaient les vergeures du papier. Dans le treillage du fond se dessinait les signes distinctifs du fabricant par lesquels on obtenait le filigrane du papier. Les feuilles sommairement égouttées, étaient détachées du tamis et mises à sécher en tas, entre des pièces de feutre. Ainsi se formait une pile que l’on mettait sous presse. Après séchage sur des cordes, le papier était plongé dans un bain de colle préparée au moyen de rognures de cuir et contenant de l’alun, ce qui avait pour effet de rendre le papier imperméable à l’encre. Après un nouveau séchage dans l’étendoir, les feuilles étaient groupées par 20 pour former une main. Vingt-cinq mains constituaient une rame de 500 feuilles. Lorsqu’en 1785, l’administrateur de Francquen met la papeterie de Moulins en location, il établit un état des lieux décrivant les installations. On distinguait : La délissoire où l’on triait et déchiquetait les chiffons. On trouvait là : sacs, bancs, mannes, couteaux et balances. Le pourrissoir : grand bac de pierre où les chiffons trempaient et se décomposaient. Venaient ensuite les moulins avec leurs bacs garnis de maillets. On en comptait quatre pour la fabrication de papiers de qualités différentes. Le moulin de la cuve au pouilleux, papier de la moindre qualité. S’y trouvaient une roue et un bac à 15 maillets. Le moulin dit du milieu : une roue et un bac à 18 maillets. Le moulin dit « près du logement du maître de salle » : une roue et un bac à 24 maillets. Le moulin « du bout » : une roue et un bac à 15 maillets. Venaient encore les chambres de cuve, au nombre de trois. La cuve blanche fabriquait les meilleurs papiers appelés « commun lis » servant aux cartes à jouer et « gris lis » de prix inférieur. Dans cette salle, on trouvait : cuve en pierre avec ses agrès, formes à papier, feutres d’étoffe de laine, une presse. La cuve au pouilleux fabriquait du papier de qualité plus médiocre La cuve au pacque pour papier plus fort dont la rame pesait trois fois plus que les autres. Il y avait encore à la papeterie : La chambre à la colle : avec chaudière en cuivre, cuves et tonneaux, petite presse ... Les étendoirs avec cordes de chanvre. Une salle pour une double presse. La force motrice et l’eau de traitement du papier étaient fournies par la Molignée : 150 mètres en amont, une batte amenait l’eau dans un canal de dérivation aboutissant à la papeterie. Pour la bonne marche de l’entreprise, trois conditions étaient nécessaires : disposer d’un personnel qualifié, s’approvisionner régulièrement en matières premières : chiffons et colle, enfin organiser la vente des produits. En avril 1669, Charlet avait passé un contrat avec un maître-papinier du nom de Joos Guillemain. Celui-ci s’oblige envers le premier « de le servir en qualité de maître et directeur de la papinerie qu’il va établir et faire ériger lez l’abbaye de Moulins, de conduire icelle papinerie, tenir la main aux autres services et faire bien toutes choses nécessaires et afférentes à ladite conduite et ce pour un terme de 3 ans ... parmy (moyennant) le gage de 12 florins par mois que ledit comparant (Charlet) promet de lui bien et fidèlement payer...». En plus de son gage, Guillemain dispose d’un logement dans l’enceinte de la papinerie. Il aura un jardin d’où il tirera sa nourriture et celle de ses ouvriers, il aura une pièce de terre dont il recueillera la « dépouille » (récolte) enfin, il disposera de 3 vaches. (127) Au début, beaucoup d’ouvriers papetiers sont recrutés hors de nos régions, en France surtout, puisque Charlet voulait faire du papier à la mode de France et de Lorraine. L’un d’eux était limousin. Dans un mémoire, Olivier Carly a étudié minutieusement l’influence de ces arrivées sur la courbe des naissances. Il écrit : « Ce sont bien en général, des personnes étrangères au village qui sont venues travailler à la papeterie, nous pouvons le vérifier grâce aux précieuses indications de lieux fournies par les desservants de Senenne. De plus on voit de nouveaux noms de famille fleurir à ce hameau de la papeterie ». (128) En plus du personnel spécialisé, il y avait le gros de la main-d’œuvre recruté localement, c’est-à-dire à Wamant, Haut-le-Wastia et Salet. Parmi ces personnes, on rencontrait de nombreuses femmes. En 1732, un « Règlement pour les compagnons du Moulin de Pont est établi, il est révélateur des relations existant alors entre l’employeur et ses employés. La première disposition résume les conceptions des maîtres : «Les ouvriers et les filles devront s’acquitter très fidèlement de leurs devoirs et procurer le profit des maîtres le plus qu’il leur sera possible. Il est aussi réglé que les gouverneurs et apprentis dorénavant ne gagneront leurs journées à moins que les ouvriers des cuves ne travaillent. » Ceci signifie que, si la pâte à papier n’est pas faite dans les cuves, les ouvriers chargés de la fabrication des feuilles ne seront pas payés. Le règlement se termine ainsi : «Je n’oblige personne à travailler selon ce règlemenet et donne liberté à tous de chercher leur mieux, mais ils devront accepter ou renoncer afin que je puisse y fournir prestement » C’est-à-dire le remplacer à temps. Les conditions de travail ne se discutaient pas, elles étaient à prendre ou à laisser. (129) Le travail dans les papeteries était pénible à cause de l’odeur, de la pollution et du bruit. Les chiffons, d’origine douteuse, collectés ça et là, devaient pourrir dans des bacs pendant plus d’un mois, ils dégageaient une odeur nauséabonde. Les eaux de lavage s’écoulaient dans la Molignée en la polluant. Enfin dans les salles aux cuves, où se déchiquetaient les chiffons au moyen de maillets tournant sans cesse, il régnait constamment un bruit sourd que le vicaire Pétré de Senenne, mis en résidence à la papeterie, qualifiait de lugubre. Quelle était l’importance du personnel employé à la papeterie ? D’après la statistique industrielle de Philippe Moureau, il y avait en 1758, 52 personnes employées à la papeterie de Pont: 11 formeurs, 4 gouverneurs, 4 leveurs de papier, 4 jeteurs de flottes, 4 apprentis, 1 maître de salle avec 2 garçons, 12 ouvriers à la délissoire et 10 autres pour préparer les chiffons. (130) A la fonction d’ouvrier de papeterie s’attachaient toutefois des privilèges non négligeables, qui prouvent combien les autorités estimaient importante la production du papier. Ces ouvriers étaient exempts de pionnage (travail de la terre) et de la gabelle (taxe) sur les bières. L’octroi de l’impératrice Marie-Thérèse, de 1756, renforce encore la protection des papetiers. Ils sont exempts du logement des gens de guerre, des tailles et accises. Les ouvriers ne peuvent plus être requis pour les charriages, les gardes et patrouilles. Un autre problème des plus importants pour le fonctionnement des papeteries est l’approvisionnement en chiffons. Vu la rareté de cette matière, des mesures de protection ont été prises par le pouvoir. En 1697, les représentants de Louis XIV dans nos régions, interdisent l’exportation de chiffons sous peine de confiscation et d’amende. En 1699, Mathieu Dubois, marchand à Namur, réclame des mesures de protection contre les Hollandais qui, pour ruiner la manufacture du papier dans nos contrées, se sont avisés de débiter leur propre papier à si vil prix, qu’il est impossible « à ceux d’ici de les imiter à moins que de se vouloir perdre et ruiner en peu de temps ». Il demande, en conséquence de taxer le papier hollandais d’un droit d’entrée de 9 sols. Ceci montre combien la concurrence était vive et la lutte continuelle. (131) La polémique à propos des Holandais rebondit en 1760. Un certain Van Goethem de Gand, collecteur de chiffons, préférait les livrer en Hollande où le prix d’achat était plus élevé. Il y eut une violente protestation des papetiers du comté de Namur qui accusaient les Hollandais de vendre à perte pour faire crouler l’industrie papetière dans nos provinces. Nos papetiers réclamèrent l’exemption des droits d’entrée sur les chiffons et les colles importées de l’étranger et demandèrent la suppression des droits de sortie sur leurs propres papiers. Le fonctionnement de la papeterie de Moulins ne fut pas toujours exempt de remous. Deux ans après sa fondation, les premières difficultés commencent. Le 20 juin 1672, l’association entre l’abbaye et Charlet prend fin. Un acte nous dit pourquoi : Vu « les difficultés » que les parties ont ensemble au sujet de la manufacture de papier, elles vont se séparer en partageant l’octroi. L’abbaye continuera à exploiter le moulin de Pont, tandis que Charlet ira en ériger un autre dans la province de Namur. En compensation, l’abbaye lui paiera 3.000 florins, monnaie du Roi. Tous les papiers déjà fabriqués, ainsi que le matériel seront partagés par moitié « au moyen de quoi lesdits Abbé et religieux et le sieur Charlet demeureront amis». Par après, les moines se diront incapables de fournir les 3.000 florins; ils devront les emprunter, sur leurs biens temporels, signe que leurs affaires ne sont pas brillantes. D’autre part, le projet d’établissement de la papeterie s’était heurté à l’hostilité du maître de forges Tabolet, dont les usines installées à la Roche à Moulins, se trouvaient en aval de la papeterie. Tabolet craignait que le débit de l’eau ne soit perturbé et surtout que l’eau ne soit polluée et encombrée de détritus qui combleraient les biefs. Cette opposition donna lieu à un procès qui dura cinq ans et occasionna de grands frais à l’abbaye. Le fonctionnement d’une papeterie était lié à un octroi. Le premier ayant été délivré en 1670, les moines ont veillé à ce qu’il soit renouvelé, ce qui fut fait en 1699, 1716 et 1756. Ce dernier octroi reprend quelques stipulations importantes du point de vue des papetiers. Les chiffons, colles et matériels entrant dans la fabrication du papier sont exempts de droits d’entrée, qu’ils viennent de nos provinces ou de l’étranger. Les papiers produits à Moulins sont exempts de droits de sortie. La papeterie jouira de la franchise du logement des gens de guerre, elle ne paiera ni contributions, ni tailles, ni accises. Une autre clause caractérise bien les relations avec les travailleurs sous l’ancien régime : « Aucun ouvrier ne pourra quitter le service des religieux pour travailler à celui d’un autre maître de papeterie, sans leur consentement par écrit, à moins qu’il n’en ait de justes causes parmi lesquelles ne sera pas prise en considération l’augmentation de son salaire. Personne ne pourra débaucher ou attirer lesdits ouvriers sous peine de 100 écus d’amende pour chaque ouvrier qui sera contraint d’être rendu à la papeterie ». Ainsi en allait-il alors, seul comptait l’intérêt de l’employeur. Déjà en 1676, les religieux de Moulins écrivaient qu’ils s’étaient efforcés de faire réussir leur papeterie au sommet de la perfection et qu’ils avaient produit des papiers qui ne le cédaient en rien à ceux de France. En effet, lorsqu’on examine maintenant un papier sorti du moulin de Pont, on est frappé de voir que sa texture est encore belle et ferme. La production de Moulins est reconnaissable aux filigranes qui, au fil du temps, ont pris des formes diverses. La plus courante est constituée d’un ovale attenant à une crosse abbatiale accompagné du M stylisé. (En annexe, on trouvera la reproduction de quelques filigranes de la papeterie de Moulins.) Généralement, sur une double page, on trouve le filigrane de Moulins d’un côté et de l’autre, un filigrane différent pouvant être un écusson surmonté d’une couronne, avec, en son centre, une fleur de lis. Plus rare à rencontrer est le cachet apposé à l’encre bleue ou rouge probablement sur la première page de la rame. Sous l’écusson fleurdelisé est inscrite la mention : « Papier fait au moulin de Pont ». En rapport avec la papeterie de Moulins, il convient de signaler qu’à Haut-le-Wastia existait depuis 1730 environ, une manufacture de draps tissés avec de la laine. Le personnel peu nombreux, un tisserand et quatre fileuses, ne travaillait que par périodes. On fabriquait des couvertures et des draps de flotte, c’est-à-dire des feutres entre lesquels s’égouttent les feuilles de papier au sortir des cuves. Il est hautement probable que la papeterie de Pont était cliente de cette petite manufacture. Les carrières Le tableau des activités industrielles de l’abbaye serait incomplet si on ne mentionnait pas l’exploitation des carrières, rendue possible grâce à la présence de roches dans les bois de l’abbaye, surtout à Salet et à la Bossière. Quelques traces de cette activité se rencontrent çà et là dans les archives. Rappelons qu’en 1742, par le contrat établi à propos du rétablissement des forges, les Montpellier avaient l’autorisation d’extraire des pierres dans les carrières de l’abbaye. A Salet, les religieux possédaient une importante carrière. En 1767, ils passent contrat avec Martin Gillar, maître-tailleur de pierres à Denée, lui permettant de devenir familier au monastère durant le reste de ses jours, à condition de « veiller à la carrière de Salet pour l’avantage des religieux ». En plus du gîte et du couvert, il percevra 20 écus annuellement, aura des obsèques honnêtes, 200 messes basses, mais léguera tous ses biens à l’abbaye. On ne sait pour quelle raison, l’acte est révoqué deux ans plus tard. (133) En 1794, un autre acte est passé avec le seigneur de Hun. Afin d’exploiter plus facilement la carrière de Salet, les religieux avaient besoin d’un pré à Floye, en contrebas de la carrière, pour y déposer pierres et décombres. Les deux parties font un échange : le pré est cédé à l’abbaye qui renonce à des rentes hypothéquées sur des biens à Warnant et Corbais appartenant au seigneur de Hun. (134) Jusqu’en 1776, tout au moins, les religieux possédaient un polissoir à La Roche à Moulins pour y traiter leurs produits de carrière. En 1785, l’administrateur de Francquen évaluait à 618 florins le revenu annuel de la carrière de Salet. (135)
7. Moulins dans la tourmente. Mise sous économat Suppression du monastère Le règne de Marie-Thérèse (1745-1764) va faire passer sur les Pays-Bas autrichiens, un souffle nouveau visant à transformer l’organisation administrative compliquée et lourde à cause de ses commandes multiples, en un pouvoir centralisé dans les seules mains du souverain. Cette opération sera progressive et concerne notamment le clergé et les ordres religieux. Des auteurs avancent que les trois quarts des biens territoriaux de notre pays appartenait au clergé et aux ordres. Ceux-ci avaient profité dans le passé des privilèges accordés aux biens de mainmorte, sous la forme d’un allègement des charges d’imposition. Avant Marie-Thérèse déjà, les premières mesures ont été prises pour limiter l’accroissement des biens fonciers des institutions religieuses. Rappelons-nous qu’en 1724, pour récupérer l’emplacement des forges à La Roche à Moulins, l’abbaye avait dû soutenir un procès et prouver que le retour de ce petit terrain ne constituait pas un accroissement de son patrimoine mais une récupération. Sous Marie-Thérèse, la volonté centralisatrice du pouvoir se manifeste encore davantage. En 1752, les couvents sont obligés d’établir une déclaration de leurs biens et de leurs revenus. Moulins établit la sienne où figurent les censes, bois, papeterie, moulin à farine, etc ... Ce fut la base pour l’imposition de la taille ecclésiastique qui s’élevait depuis 1753 à 517 florins des Pays-Bas. C’est sous Joseph II (1765-1790) que la lutte entre les pouvoirs temporel et spirituel prend toute son acuité. Cet esprit rationaliste, imbu des idées de réforme, va s’efforcer d’uniformiser dans ses Etats, les institutions administratives, judiciaires, économiques et religieuses. Il va donc s’attaquer aux privilèges en général et à ceux du clergé en particulier, son but étant de subordonner l’église à l’État. Les initiatives de Joseph II dans le domaine religieux sont nombreuses. Il promulgue l’édit de tolérance en décrétant que l’exercice privé de la religion sera permis à tous ses sujets protestants. Ils ne seront plus astreints à prêter serment avec des formules contraires à leurs opinions, ni à assister aux processions et cérémonies de la religion dominante. Ils accéderont à tous les emplois octroyés désormais selon la capacité et l’aptitude. Joseph II s’en prend ensuite aux ordres contemplatifs où l’on mène, selon lui, une vie jugée parfaitement inutile à la religion, à l’État et au prochain. L’empereur prend encore dans le domaine religieux, une série d’autres mesures : volonté de répartir plus équitablement les revenus des communautés, création de nouvelles paroisses, réorganisation des évêchés, limitation du pouvoir des évêques, création d’un séminaire central où l’enseignement dispensé sera conforme aux « vues joséphites », c’est-à-dire où s’exprime la volonté de créer une église nationale sous le contrôle de l’État, suppression des pèlerinages, réunion de toutes les confréries des églises en une seule, rédaction pour la jeunesse d’un catéchisme moral et philosophique. Un tel programme heurtait de front le sentiment religieux de la hiérarchie, opposée à toute idée de réforme et de progrès. En voulant en outre réorganiser l’administration compliquée et médiévale de nos provinces, en voulant réformer la justice héritée aussi du passé, Joseph II a heurté trop de privilèges, de particularismes locaux, de traditions. Ainsi il a suscité un mécontentement général qui devait aboutir au soulèvement de nos provinces connu sous le nom de révolution brabançonne. Il reste à voir maintenant les conséquences de la politique de Joseph II sur le devenir de l’abbaye de Moulins. L’édit impérial du 17 mars 1783 Les dispositions d’esprit de l’empereur Joseph II à l’égard des ordres contemplatifs est connue : il les tient pour inutiles. Par ordres contemplatifs, il entend ceux qui ne s’occupent ni de l’éducation de la jeunesse, ni des soins aux malades, ni d’aucun projet concernant le bien-être de la religion ou de l’humanité. En conséquence, vu le « nombre intolérable » de ces couvents dans les Pays-Bas, des mesures vont être prises qui conduiront à leur suppression. Sous Joseph II, les Pays-Bas autrichiens sont gouvernés par sa sœur l’archiduchesse Marie- Christine et son époux Albert Casimir. Leur rôle est de répercuter chez nous les ordres de Vienne. Le 18 avril 1782, ils publient une dépêche informant que l’empereur « veut être informé de la consistance du temporel » des couvents repris sur une liste et de « l’état des communautés ». En conséquence, les couvents concernés fourniront l’état de leurs biens et produiront les registres des comptes, les titres de propriété et les baux de mise en location de leurs terres. Ils détailleront les charges inhérentes à leurs biens telles que les cens dus, les rentes foncières ou seigneuriales. Les couvents concernés produiront aussi l’inventaire des meubles et effets comme l’argenterie, les objets précieux, les étains, l’argent comptant. Un autre inventaire reprendra la liste des « effets et de l’argent privé des individus » vivant au convent. Enfin, défense est faite aux supérieurs de disposer de l’argent comptant de la caisse commune au-delà du nécessaire j oumalier. (136) De telles dispositions ne laissèrent pas de semer l’inquiétude dans les communautés visées : c’était une mise sous tutelle sans doute avant une suppression d’autant plus probable que le cas s’était déjà produit dans l’empire autrichien. La réaction ne se fait pas attendre : les États de Namur adressent une lettre aux représentants de l’empereur, faisant observer que dans la ville de Namur, il y a cinq communautés concernées par la dépêche du 18 avril : les carmélites déchaussées, les carmélites chaussées appelées Dames blanches, les annonciades, les célestines et les bénédictines. Les dispositions à prendre gênent les religieuses dans la libre jouissance de leurs biens. Elles les considèrent comme un préliminaire à leur suppression. Les États argumentent ensuite en faveur des religieuses : leurs communautés contribuent au bien de l’État en supportant des charges. Elles rendent des services en faisant monter vers le Ciel de continuelles prières, en étant un exemple de vertu. Leurs maisons sont un soulagement pour les familles nombreuses, un refuge pour les. personnes âgées ou abandonnées. Les religieuses participent à l’instruction de la jeunesse en l’initiant à une bonne pratique de la religion et des bonnes moeurs en lui inculquant le goût du travail. Il est vrai qu’actuellement, il n’y a que les Ursulines qui ont ouvert des écoles où les classes sont tellement pleines que l’on refuse du monde mais les autres ordres envisagent aussi l’ouverture d’écoles publiques. Ces interventions de même que les suppliques adressées par les ordres menacés, n’empêchèrent rien et l’édit de suppression fut pris l’année suivante. Dans cet édit donné à Bruxelles le 17 mars 1783, on peut lire que vu l’obligation où se trouve le souverain de seconder et de procurer tout ce qui peut intéresser le plus essentiellement le bien de la religion et de l’État, il est déterminé « à faire contourner (contribuer) d’une manière plus directe à l’avantage de la religion et du prochain, les biens qui ont été destinés (aux couvents) par la piété des Fondateurs ». Ce but peut être atteint en employant les biens du clergé régulier à un autre usage, c’est pourquoi des couvents et monastères des deux sexes seront supprimés et leurs revenus destinés « à l’augmentation du nombre de prêtres chargés de la cure d’âmes et à l’entretien d’autres établissements pieux également avantageux à la religion et à l’humanité ». L’exécution des intentions du souverain est confiée à des commissaires auxquels tous les sujets tant laïcs qu’ecclésiastiques séculiers et réguliers auront à satisfaire. Le souverain s’attend d’autant plus à une prompte et exacte déférence de la part des supérieurs ecclésiastiques et des maisons dans le cas d’être supprimées, que les commissaires procéderont avec toute la décence et la modération convenables. Les ordres sont déjà donnés « pour pourvoir d’une manière honnête et convenable à la sustentation des individus des maisons à supprimer ». À cet effet une Caisse de religion est créée aux Pays-Bas dans laquelle on versera les revenus de tous les couvents supprimés pour être employés au paiement des pensions et aux buts fixés par la mesure de suppression. Sous la surveillance du gouvernement général des Pays-Bas, un comité veillera à la pleine et entière la religion ou de l’humanité. En conséquence, vu le « nombre intolérable » de ces couvents dans les Pays-Bas, des mesures vont être prises qui conduiront à leur suppression. Sous Joseph II, les Pays-Bas autrichiens sont gouvernés par sa sœur l’archiduchesse Marie- Christine et son époux Albert Casimir. Leur rôle est de répercuter chez nous les ordres de Vienne. Le 18 avril 1782, ils publient une dépêche informant que l’empereur « veut être informé de la consistance du temporel » des couvents repris sur une liste et de « l’état des communautés ». En conséquence, les couvents concernés fourniront l’état de leurs biens et produiront les registres des comptes, les titres de propriété et les baux de mise en location de leurs terres. Ils détailleront les charges inhérentes à leurs biens telles que les cens dus, les rentes foncières ou seigneuriales. Les couvents concernés produiront aussi l’inventaire des meubles et effets comme l’argenterie, les objets précieux, les étains, l’argent comptant. Un autre inventaire reprendra la liste des « effets et de l’argent privé des individus » vivant au convent. Enfin, défense est faite aux supérieurs de disposer de l’argent comptant de la caisse commune au-delà du nécessaire journalier. (136) De telles dispositions ne laissèrent pas de semer l’inquiétude dans les communautés visées : c’était une mise sous tutelle sans doute avant une suppression d’autant plus probable que le cas s’était déjà produit dans l’empire autrichien. La réaction ne se fait pas attendre : les États de Namur adressent une lettre aux représentants de l’empereur, faisant observer que dans la ville de Namur, il y a cinq communautés concernées par la dépêche du 18 avril : les carmélites déchaussées, les carmélites chaussées appelées Dames blanches, les annonciades, les célestines et les bénédictines. Les dispositions à prendre gênent les religieuses dans la libre jouissance de leurs biens. Elles les considèrent comme un préliminaire à leur suppression. Les États argumentent ensuite en faveur des religieuses : leurs communautés contribuent au bien de l’État en supportant des charges. Elles rendent des services en faisant monter vers le Ciel de continuelles prières, en étant un exemple de vertu. Leurs maisons sont un soulagement pour les familles nombreuses, un refuge pour les. personnes âgées ou abandonnées. Les religieuses participent à l’instruction de la jeunesse en l’initiant à une bonne pratique de la religion et des bonnes moeurs en lui inculquant le goût du travail. Il est vrai qu’actuellement, il n’y a que les Ursulines qui ont ouvert des écoles où les classes sont tellement pleines que l’on refuse du monde mais les autres ordres envisagent aussi l’ouverture d’écoles publiques. Ces interventions de même que les suppliques adressées par les ordres menacés, n’empêchèrent rien et l’édit de suppression fut pris l’année suivante. Dans cet édit donné à Bruxelles le 17 mars 1783, on peut lire que vu l’obligation où se trouve le souverain de seconder et de procurer tout ce qui peut intéresser le plus essentiellement le bien de la religion et de l’État, il est déterminé « à faire contourner (contribuer) d’une manière plus directe à l’avantage de la religion et du prochain, les biens qui ont été destinés (aux couvents) par la piété des Fondateurs ». Ce but peut être atteint en employant les biens du clergé régulier à un autre usage, c’est pourquoi des couvents et monastères des deux sexes seront supprimés et leurs revenus destinés « à l’augmentation du nombre de prêtres chargés de la cure d’âmes et à l’entretien d’autres établissements pieux également avantageux à la religion et à l’humanité ». L’exécution des intentions du souverain est confiée à des commissaires auxquels tous les sujets tant laïcs qu’ecclésiastiques séculiers et réguliers auront à satisfaire. Le souverain s’attend d’autant plus à une prompte et exacte déférence de la part des supérieurs ecclésiastiques et des maisons dans le cas d’être supprimées, que les commissaires procéderont avec toute la décence et la modération convenables. Les ordres sont déjà donnés « pour pourvoir d’une manière honnête et convenable à la sustentation des individus des maisons à supprimer ». À cet effet une Caisse de religion est créée aux Pays-Bas dans laquelle on versera les revenus de tous les couvents supprimés pour être employés au paiement des pensions et aux buts fixés par la mesure de suppression. Sous la surveillance du gouvernement général des Pays-Bas, un comité veillera à la pleine et entière exécution des vues salutaires et intéressantes qui occupent la « sollicitude paternelle » du souverain. L’édit se termine par des dispositions concernant l’acquisition de biens par des religieux ou religieuses qui se résoudraient à se faire séculariser et à rentrer dans le monde. L’édit de suppression est publié à Namur le 27 mars 1783 en présence des conseillers du Souverain Bailliage. (137) Les mesures concrètes d’exécution suivent aussitôt. En mai 1783, deux économes placés à la tête des couvents de carmélites déchaussées et des Dames blanches, s’emparent de tous les objets de valeur : argenterie, ornements et meubles. Ils s’occupent de la subsistance des religieuses et leur font faire de nouveaux habits pareils à ceux des paysannes. Les opérations sont menées sous les ordres du Sieur Groce, procureur général et de Clavareau fils, économe général pour la régie et l’administration des biens des couvents supprimés. En juin 1783, les religieuses sont expulsées et sécularisées avec une pension viagère de 300 florins par an. Les lamentations que ne manquent pas d’élever les sœurs , ne changent rien au processus. Le sort des carmélites étant réglé, on s’occupe de celui des annonciades et des célestines. Les effets, linges, meubles, ornements d’église, argenterie des quatre couvents sont passés en vente publique et les revenus en sont versés au Comité de la Caisse de religion. (138) Des cinq communautés de la ville de Namur dont la suppression avait été envisagée, seules les bénédictines qui ont promis d’ouvrir des écoles publiques, échappent à la mesure. En 1784 vient le tour des Croisiers. Le 8 avril 1784, des instructions adressées aux commissaires indiquent les moyens de découvrir les biens des couvents, même s’ils ont été cachés. Les supérieurs, les proviseurs-économes devront sous serment, aider à l’établissement exact des inventaires. Ils produiront tous les registres de comptes, titres de propriété, baux de location et déclareront ce qui aurait été aliéné depuis l’édit de suppression. Les commissaires agiteront la menace de confiscation de la pension en cas de fraude, de dissimulation ou de partage préventif des biens. Enfin, ils provoqueront la délation par un espoir de récompense à ceux qui, par des ouvertures vraies et sincères, auront facilité la récupération d’avoirs distraits de l’inventaire. (139) Dans une lettre, un conseiller à la Cour de Bruxelles donne quelques indications à propos de la suppression des couvents. Dans un premier temps, leur nombre sera de 76, pour atteindre ensuite 126. Le montant des biens à récupérer par l’État se monte à 30 millions de florins. Un couvent supprimé sera évacué en l’espace de 5 semaines. Un commentaire cynique : le montant des pensions à verser aux « individus évacués » ne pourra aller qu’en diminuant « chaque fois qu’un pensionné partira pour la gloire » (décédera)! Enfin, on emploiera l’argent récupéré à créer dans les villes principales, un hôpital général, un hôtel-Dieu pour les enfants trouvés, une maison de correction. Les mesures radicales prises par Joseph II pour la suppression de nombreux couvents ont provoqué la consternation dans les ordres concernés et un grand émoi dans le monde ecclésiastique. Le cardinal de Frankenberg, archevêque de Malines, adresse une lettre pastorale aux religieuses : il ne se révolte pas, il exhorte à la résignation. « Quelque affligeant que soit le coup qui vous frappe, ne vous laissez point abattre dans un moment douloureux où il a plu à la Divine Providence de mettre votre résignation et votre vertu à rudes épreuves. Plongé moi-même dans une profonde tristesse, je sens parfaitement en partageant la vôtre, combien il doit vous coûter de vous arracher à un état qui a fait jusqu'à cette heure, votre bonheur. Dieu sera le témoin fidèle de la sincérité de vos regrets de ne plus pouvoir remplir dans toute leur étendue les engagements solennels que vous prêtez avec lui à la face de l’Eglise, il connaît toute la grandeur et le prix de votre sacrifice qui sera d’autant plus méritoire à ses yeux qu’il vous aura coûté plus de larmes et de soupirs. Ne perdez pas de vue l’heureux terme de vos espérances et soyez bien assurées que la voie la plus certaine pour y parvenir, c’est celle des afflictions, des pleurs, des adversités et des souffrances». (140) Le cardinal n’est pas le seul à s’émouvoir, des protestations s’élèvent des États. Nous retiendrons la lettre des députés de Flandre. Après les protestations d’usage, ils en viennent à la destination de l’argent récupéré. Ils s’indignent qu’il puisse s’envoler vers d’autres cieux. Ils estiment que les richesses de leurs couvents appartiennent au patrimoine du peuple flamand et à ce titre elles devraient être mises dans une caisse particulière, séparée de celles des autres provinces. En rapprochant ceci de ce qui se passe en 1997, n’est-on pas fondé à dire : nihil novi sub sole. Les couvents de religieux et religieuses de l’ordre cistercien ne se trouvaient pas sur les listes des maisons à supprimer, cet ordre n’étant pas considéré comme contemplatif. Cependant l’abbaye de Moulins verra s’abattre sur elle le processus de la mise sous économat puis de la suppression. On n’en cherchera pas ailleurs la raison que dans l’état jugé déplorable de sa situation financière. C’est ce que nous allons examiner maintenant. La mise sous économat de l’abbaye de Moulins Le gouverneur et le conseil du comté de Namur s’étant fait rendre compte de l’état du temporel de l’abbaye de Moulins, ont constaté qu’elle était dans une « position de dérangement » qui nécessitait une intervention immédiate. Aussi prennent-ils des dispositions administratives pour redresser la gestion. L’ordonnance du 5 juillet 1785 ôte à l’abbé et aux religieux «toute administration, régie et direction » des biens du monastère pour les confier à un administrateur- économe, l’avocat au Conseil de Namur, Charles de Francquen. Sa mission est définie : lui seul pourra administrer, régir et diriger les biens de l’abbaye en quelque lieu qu’ils soient situés, d’en percevoir les produits, d’en payer les charges et les dettes, de louer les biens, de passer les baux, de fournir aux besoins du monastère et des individus qui les composent d’après les directions qu’il aura reçues. L’ordonnance se termine ainsi : « Nous déclarons nuis tout paiement, contrat, perception et fournissement qui se feraient autrement qu’audit administrateur et par lui ». Pour l’abbé de Moulins, comblé d’honneurs et de titres : membre de plein droit du clergé primaire siégeant aux États du Pays de Namur, titulaire de la seigneurie hautaine de Moulins, directeur d’une abbaye séculaire à l’influence étendue, cette mise sous tutelle qui lui enlevait tout pouvoir de décision, devait être perçue comme une humiliation suprême. Cette première onde de choc devait cependant aller en s’amplifiant pour sonner le glas du monastère deux ans plus tard. A la réception de l’ordonnance, la consternation règne dans la communauté de Moulins. En juillet 1785, l’abbé et ses religieux font une requête dans laquelle ils se disent « frappés du coup le plus humiliant pour leur honneur, leur réputation et leur état». Le décret rigoureux qu’ils viennent de subir, a été pris sans discussion judiciaire, alors que toute personne de la province peut toujours réclamer en justice. Ils sont victimes de dispositions qui les plongent dans un anéantissement total. Pendant ces événements, l’abbé Bruno Valiez s’est retiré à Saint-Héribert d’où il écrit au conseiller de l’État de Namur, Petitjean. « Vous me permettrez de vous observer que si le rapport du procureur général fait au gouvernement avait été fidèle, on aurait épargné mon honneur, attendu qu’il lui conste à ne pouvoir nier que les dettes de notre maison lors de l’événement de mon abbatialité se montaient environ à cinquante mille florins et que les dettes actuelles sont de la même valeur». L’abbé poursuit : pendant le temps de mon abbatialité, il a été fait des travaux pour 64.000 florins sans comprendre la régie intérieure de la maison. Or si les dettes n'ont pas augmenté, c’est que la gestion a été bonne. L’abbé conclut que si le rapport du procureur avait été juste, on n’aurait pas attenté à son honneur. (141) Dès son entrée en fonction, l’administrateur de Francquen s’est appliqué à établir la situation financière de Moulins. Le plus gros de la dette concerne des personnes non payées. Il en existe plusieurs catégories : les ouvriers de la papeterie, les domestiques de l’abbaye, les fournisseurs et les débirentiers. Les ouvriers de la papeterie ont été invités à déclarer leurs salaires impayés. Chacun fait donc une déclaration de ce qui lui est dû : un certain Jean Leduc et sa sœur réclament 3.014 florins pour eux-mêmes et leur père. Bernard Pirot, maître de salle, réclame 1.701 florins. Guillaume Baugnée et ses enfants, 2007 florins, la veuve de Pierre Pirot réclame les gages de son mari ainsi que « quelques argents prêtés à l’abbé », soit 2.936 florins. Et ainsi de suite. Les déclarations individuelles sont vérifiées par le proviseur, approuvées par l’abbé qui déclare ne pouvoir signer à cause des tremblements de sa main, puis diminuées automatiquement de 5 %. Le 15 décembre 1785, le Conseil privé donne ordre à l’administrateur de régler les dettes des ouvriers de la papeterie. Viennent ensuite les gages en retard du personnel domestique. Dans la liste, on trouve : le domestique de l’abbé, la couturière, le cocher, le gardien des porcs, le valet de labour, le pêcheur, des servantes de l’abbaye et du refuge, l’organiste, un ouvrier de carrière. Une autre catégorie aussi nombreuse que diverse comprend les fournisseurs et livreurs : le marchand de colle et de loques (chiffons) pour la papeterie, le boucher, les livreurs d’œufs, de beurre, de vin, de poissons, de charbon, de linge, d’étoffes, de bas, de chandelles, les divers corps de métiers comme couvreur, menuisier, charron. Viennent encore les professions libérales : le procureur qui a pris en main la défense des intérêts de l’abbaye, un avocat au conseil de Malines, le médecin, le notaire ayant organisé les passées, l’apothicaire. A ces dettes personnelles, s’ajoutent les canons (versements) arriérés des rentes passives. Il s’agit de paiements à faire par l’abbaye en faveur d’autres institutions, rentes qui remontaient loin dans le passé et s’exprimaient à l’origine en muids de grains, parfois en argent. Prenons quelques exemples : 7 muids 4 setiers d’épeautre dus à l’abbaye de Floreffe, non payés depuis 1774. 24 muids de grains dus au chapitre des chanoines de Saint Aubain : canons arriérés depuis 1782, etc ... Si l’on additionne tout ce que doit l’abbaye en 1785, le montant en est de 59.029 florins. (142) Dans le même document, de Francquen évalue les revenus annuels de l’abbaye à 16.886 florins. On comprend dès lors les raisons qui ont poussé le gouvernement à ordonner la mise de Moulins sous économat. Dès son entrée en fonction, de Francquen établit également l’inventaire général des biens et ressources de l’abbaye. Son travail minutieux contraste avec les relevés souvent imprécis de la gestion monastique. L’administrateur répertorie en détail le patrimoine tel qu’il existe en juillet 1785. Suivons-en les grandes lignes. 1. L’argent comptant trouvé sur place : il n’y a que 2 florins 14 sols, 8 deniers. La modicité de ce montant laisse perplexe. Avait-on perçu l’imminence de la mise sous économat ? 2. L’inventaire des meubles, effets et provisions trouvés dans chaque pièce de l’abbaye, du refuge de Namur et de la maison de campagne de Salet. 3. Les revenus en arrière de paiement c’est-à-dire les dettes de particuliers envers le monastère : produits de la papeterie ou des carrières livrés et non payés. Il y en a pour 5.135 florins. 4. Les rentes dues à l’abbaye c’est-à-dire les paiements à recenser annuellement soit en grains, en argent ou en chapons. La plupart de ces rentes sont hypothéquées sur des biens tels que maisons, terres ou jardins. Certaines sont tellement anciennes qu’on n’en trouve plus les titres de propriété et beaucoup sont tombées en désuétude. 5. Les dîmes, les droits seigneuriaux attachés à la seigneurie de Moulins. Ces derniers rapportent peu du fait que peu de personnes résident dans la seigneurie. Il n’y a que les censiers de la grande ferme, de celle d'Ohet, de Corbais et d’Heneumont, le locataire du moulin à farine, le maître de la salle de la papeterie. 6. Le chapitre suivant détaille l’inventaire des bois. Ils totalisent 340 bonniers sur les territoires de Warnant et de Salet. Dans la pratique, tous les contreforts boisés autour de la plaine de Moulins appartiennent à l’abbaye. 7. Viennent ensuite les fermes au nombre de huit, les terres labourables, les prairies et vergers, les étangs. 8. Viennent enfin les maisons et bâtiments divers. D’abord tout ce qui se trouve dans l'enclos : bâtiments conventuels, censes, moulin à farine, les maisons possédées ici et là, la papeterie de Pont, les carrières. (143)Voilà donc en bref, le patrimoine que Charles de Francquen va devoir gérer pour en tirer le plus grand rendement possible afin d’éteindre la dette. Il va le faire en se conformant aux instructions détaillées qu’il a reçues le 27 juin 1785. (144) On lui prescrit tout d’abord de résider à Moulins avec un official-économe pour l’aider dans la rédaction des inventaires et surveiller en permanence que rien ne soit distrait du patrimoine. Tous les revenus des biens loués, rentes, etc ... seront payés à l’administrateur et à lui seul. Il exigera le paiement des arriérés. L’activité de la papeterie sera relancée et poussée au maximum. L’administrateur retranchera toutes les dépenses inutiles dans le train de vie de la communauté, l’officiai remettra aux religieux juste l’argent nécessaire à la nourriture. On dressera des inventaires de tous les meubles, effets et vaisselle. On réunira toutes les archives, les actes, titres de propriété, compte et on les mettra sous clé. L’administrateur ne s’imposera pas dans le régime interne de l’abbaye ni dans sa discipline. A l’égard des religieux, il usera de douceur, de modération et de prudence pour s’assurer leur confiance. Les mesures pratiques vont être prises rapidement. Dès le 15 juillet 1785, les inventaires, pièce par pièce, objet par objet sont établis. On dresse les listes aussi bien des petits objets trouvés dans les cellules que des ornements et tableaux de l’église ou des 692 titres figurant dans la bibliothèque. À partir du moment où un objet est comptabilisé, on ne pourra plus le distraire du patrimoine. Ensuite, Charles de Francquen va faire fructifier tous les biens non encore loués, ainsi en va-t-il de la petite ferme du monastère. Dans les écuries on a recensé : 3 chevaux de labour, 4 chevaux servant aussi bien à tirer la voiture de l’abbé qu’à labourer, un petit cheval de monture. Dans l’étable : 4 vaches et un veau, dans la porcherie : 6 porcs et une truie. Tout est vendu le 11 août 1785 à l’exception de 3 chevaux et de 3 vaches. La vente rapporte 1.007 florins et 110 florins pour les semences trouvées dans le grenier. L’administrateur croit devoir se justifier auprès de l’autorité de tutelle : « Vos seigneuries trouveront peut-être que la vente du bétail et de l’attirail de la basse-cour est peu considérable ... La prudence et la modération que je dois envers l’abbé de Moulins, m’a fait croire que je dois cette déférence à la demande qu’il m’a faite de lui conserver au moins deux de ses quatre chevaux de voiture ». Les 3 vaches sont gardées pour le laitage de la maison. Ainsi donc, tout ce qui peut sembler une largesse doit être justifié. Aussitôt après la vente du bétail et du matériel, la petite ferme de Moulins est mise en location par passée publique : Jean Léonard l’obtient pour 820 florins par an. Même les droits seigneuriaux de Moulins sont mis en adjudication : le fermier Délogé les obtient pour un an. Enfin la gestion de la papeterie est retirée aux religieux et donnée à Keusters et Quérité pour un bail de 9 ans au rendage annuel de 2.320 florins. Après cela, il ne reste plus rien sous l’autorité des religieux, ils n’ont qu’à mener leur vie conventuelle en recevant leur subsistance d’une main étrangère. L’administrateur veille à tout. Faut-il du vin, il en commande à Namur et c’est du vin de qualité qu’on livre : vieux bourgogne, pommard, vin de Moselle, en tout pour 843 florins. (145) Faut-il aux religieux des robes, des vêtements, des ceintures, l’autorisation est à demander aux représentants de la Caisse de religion. Si l’abbé, directeur des moniales de Val-Notre Dame, est tenu de s’y rendre pour une prise de voile, il doit solliciter 56 florins pour des frais de voyage. Abbé et religieux de Moulins se trouvent donc dans un degré total de dépendance. Le prieuré de Saint Héribert n’échappe pas non plus à la main-mise. En 1785, l’ancien prieur étant décédé depuis quelques mois, l’abbé désigne Dom Poncelet, maître d’hôtel à Moulins, pour le remplacer. Mais voilà, le défunt a laissé 500 florins de dette. Qui va la régler se demande l’administrateur? L’inventaire du prieuré a montré qu’il n’y avait là que peu de choses. Dans un petit cabinet, on a recensé 6 paires de draps de lit, à la cuisine, quelques ustensiles et 24 assiettes d’étain, dans la chambre du prieur : un bois de lit, 1 matelas, 1 couverture et 1 garde-robe. A l’étable, il n’y avait que 3 vaches, 1 veau, 1 âne, 1 cochon et du foin. La vente de tout cela couvrirait à peine la dette. Questionné, l’abbé choisit de faire rembourser la dette du défunt par le nouveau prieur. (146) En l’an 1786, les premières ventes de biens de l’abbaye commencent. Les meubles et le bâtiment du refuge de Namur sont mis aux enchères. Le refuge est acheté 4.280 florins par un maître-maçon de Namur. De Francquen a eu la déférence envers l’abbé de lui demander quels meubles lui appartenaient personnellement afin de les retirer. La suppression de l’abbaye Lorsque les premiers couvents avaient été supprimés en 1783, des directives avaient été édictées en ce qui concernait le choix de vie à faire par les religieux, les modalités de leurs pensions, les biens à pouvoir emporter avec eux. Puisque ces dispositions seront bientôt applicables aux moines de Moulins, passons en revue les dispositions essentielles des ordonnances. Les commissaires présidant aux suppressions doivent avertir les religieux qu’ils ont entière liberté quant au choix de leur état futur : ceux qui voudront rejoindre un couvent hors des États autrichiens n’auront pas de pension mais seulement un viatique pour le voyage. ceux qui rejoindront un couvent dans les États de Sa Majesté, recevront une pension annuelle de 210 florins, portée à 410 si la maison rejointe s’occupe de l’instruction de la jeunesse. ceux qui deviendront prêtre séculier auront une pension de 420 florins. Les supérieurs des maisons percevront 700 florins. Les religieux désirant être relevés de leurs voeux s’adresseront à leur évêque diocésain. Les commissaires placeront dans chaque couvent un homme habile et intelligent, d’un caractère doux et humain pour fournir aux religieux la nourriture et l’entretien journalier jusqu’au jour où il leur sera ordonné de quitter leur couvent. (147) Une autre directive très détaillée envisage alors la destination à donner aux biens des couvents. Sa philosophie peut se résumer simplement : autoriser les religieux à n’emporter qu’un minimum d’objets, le restant devant être loué ou vendu pour en tirer un profit maximum en faveur de la caisse de religion. Les religieux ne pourront emporter que leurs vêtements personnels, leurs livres d’heure et d’exercices spirituels, les meubles, images, crucifix qui garnissaient leur cellule, un lit complet avec deux paires de draps, six serviettes. S’ils utilisent des objets en argent comme cuillère, fourchette, gobelet, ils ne les emporteront que s’ils prouvent qu’ils les possédaient à leur entrée au couvent ce dont témoignera leur supérieur. Après la sortie des religieux, le supérieur et le prieur resteront jusqu'à mise en ordre des comptes. Les administrateurs congédieront les domestiques en leur payant ce qui est dû augmenté d’une gratification égale à une demi- année de gage. Ils mettront en location les biens fonciers : censes, terres, jardins. Ils feront la passée des dîmes et des droits seigneuriaux. Ils inviteront les débirentiers à rembourser le capital des rentes dues. Les objets sacrés seront rangés en deux classes : ceux en métaux précieux, or et argent, et le autres. Les premiers seront expédiés à la monnaie royale. Les reliques non contenues dans des châsses ou coffrets en or ou argent seront remises aux évêques diocésains qui pourront racheter les reliquaires en métaux précieux. On le voit, la volonté de recueillir le plus grand profit de tout, est manifeste. Le décret de suppression de l’abbaye de Moulins est pris le 26 mars 1787. Au cours du mois d’avril, 22 religieux quittent le monastère, chacun étant muni d’un billet de sortie indiquant le domicile choisi et réaffirmant le droit à une pension annuelle, c’est au vu de ce titre qu’elle sera payée la vie durant. L’abbé Bruno Valiez quitte Moulins le 6 avril 1787 pour résider à Saint Martin Englise, province de Namur. (148) Conformément aux directives, chaque religieux n’emporte que le strict nécessaire autorisé ou bien doit prouver la provenance de ses biens. A titre d’exemple, Dom Bernard Morre sorti le 5 avril signe un état de ce qu’il emporte, à savoir : tous ses vêtements, le lit avec matelas et couverture acheté à son entrée au noviciat, 2 paires de draps de lit, 1 essuie-main, les livres apportés par lui à l’abbaye, 1 table, 3 chaises, 1 tasse avec théière achetées à Louvain. L’abbé Valiez fait une déclaration attestant que les cuillères et fourchettes d’argent emportées par ses religieux, ont été apportées par eux à l’entrée à l’abbaye. Pour lui-même, l’abbé déclare que les meubles emportés lui appartiennent : certains ont été acquis grâce aux indemnités payées pour sa députation de 19 années aux Etats de Namur, d’autres viennent de bienfaiteurs, sa cafetière en argent a été fabriquée avec une pièce d’argenterie qui lui fut donnée lorsqu’il se rendit en qualité de vicaire général à l’abbaye de Vaucelles. Sa mitre et ses ornements abbatiaux, quoique étant des dons, durent rester à Moulins malgré les protestations de l’abbé. (149) Après le départ des religieux, de Francquen doit rendre des comptes aux administrateurs de la caisse de religion. Ils l’accusent d’avoir laissé partir l’abbé avec sa voiture qui n’était pas attachée à son état de religieux, à quoi Bruno Valiez répond que cette voiture il l’a achetée avec les indemnités reçues à la députation de l’État. On reproche encore à de Francquen de n’avoir pas tiré profit des légumes du jardin qui ont été consommés par les domestiques. Enfin le comble de la mesquinerie est atteint à propos du vin : on a compté 100 carafons en moins entre le temps de la suppression et l’inventaire de janvier 1788. Où sont donc allés ces carafons? Et de Francquen de répondre. Entre le décret de suppression du 26 mars 1787 et la sortie du dernier religieux le 28 avril, il s’est écoulé 33 jours. Les religieux ne sont pas tous partis en même temps, ceux qui restaient, ont perçu un carafon par jour pour deux personnes. Après le 28 avril, de Francquen est resté à Moulins accompagné jusqu’au 5 juin 1788, par l’official-économe Monseu, d’autres personnes sont passées par l’abbaye ce qui justifie la consommation de vin. (150) Ces détails sont donnés pour montrer à quel point la surveillance des représentants de la caisse de religion, était tatillonne et soupçonneuse. Ces représentants n’avaient qu’un but, tirer un profit maximal des couvents supprimés. Les religieux partis, de Francquen poursuit la mise en œuvre des directives de la caisse de religion. L’argenterie, principalement des objets sacrés, est rassemblée puis expédiée à l’hôtel des Monnaies à Bruxelles : on en constitue deux caisses à Moulins et une à Saint Héribert. Les domestiques en poste à l’abbaye sont congédiés avec une prime. De Francquen en garde trois dont il justifie la nécessité. Les bâtiments étant non habités, il faut un concierge pour les garder. Les 300 hectares de bois doivent aussi être surveillés par un garde- chasse. Saint Héribert non plus, ne peut être abandonné. Dans sa gestion de Moulins, de Francquen doit faire face à une situation imprévue. Les religieux avaient l’habitude de distribuer du pain aux pauvres des environs. Au jour habituel, les mendiants sont venus en nombre réclamer leur pain, sans se soucier du départ des moines. Ne recevant rien, ils sont devenus menaçants et de Francquen, par prudence écrira-t-il, a cru bon de les apaiser en leur faisant la distribution. Cette coutume se poursuivit durant tout l’économat. Dans la nuit du 29 au 30 juillet 1787, un orage violent accompagné de grêle brisa les vitres de Moulins et endommagea les bâtiments et les moissons des fermes. De Francquen dut se rendre partout, estimer les dégâts et faire appel aux commissaires de Namur. Dans la gestion des biens, le prieuré de Saint Héribert constitua un cas à part. Il n’y avait là-bas que Dom Antoine Poncelet qui gérait le petit domaine avec quelques domestiques. Il reçut également son billet de sortie mais ne sachant où se rendre, il demanda à rester au prieuré comme locataire. Il proposa que le revenu auquel serait évalué le prieuré, soit déduit de sa pension. De Francquen soumit favorablement la proposition aux commissaires, qui refusèrent. Dom Poncelet dut quitter Saint Héribert en décembre 1787. Au moment de son départ, de Francquen lui demanda de célébrer une messe pour consommer les hosties consacrées ou bien de les remettre au curé de Bois-de-Villers. En février 1788, Dom Poncelet n’avait pas encore de résidence fixe, il écrivit à de Francquen pour lui signaler qu’il est chez le curé de Borlon par Marche-en-Famenne, qu’il recherche un asile. Il se dit malheureux et demande s’il peut espérer rentrer à Saint Héribert. (151) Après le départ de Dom Poncelet, le prieuré est vidé de ses meubles, du bétail et du foin. Tout est ramené à Moulins en vue de la vente. L’administrateur demande l’autorisation d’installer un concierge au prieuré et de payer des ouvriers pour en cultiver les terres. À Salet également, la maison de campagne de l’abbé est vidée. Une fois que tout est rassemblé à Moulins, le 23 juin 1788 a lieu la passée du mobilier et des provisions de l’abbaye. Les objets les plus divers sont mis aux enchères : tables, armoires, literies, boiseries, lustres, chandelles, équipements de la cuisine, livres, tableaux, ruches, les trois cloches de l’église, la barquette des étangs et même les poissons : truites et barbeaux. Parmi les acheteurs, on retrouve : Madame Dautrebande, maîtresse de forges à Moulins qui achète des poissons, des ruches et des harnais, le chanoine Dautrebande qui s’intéresse aux tableaux, le curé de Senenne acheteur d’objets religieux et de linge, le fils du seigneur de Propper, amateur d’un bureau et d’une table en marbre, beaucoup de gens d’Anhée qui se contentent de pots, de vaisselle ou de draps de lit. Les cloches de l’église sont vendues à l’abbaye de Saint Gérard et au seigneur de Goyet. Une grosse cloche coûte 256 florins, une moyenne 160. La vente entière rapporte 5.835 florins. (152)
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