Synthèse de l’histoire du site dit de La Roche à Moulin

Partie 1

La Roche à Moulin est l’appellation donnée à la bande de terrain comprenant le cours intérieur de la Molignée près de son embouchure, le rivage de Meuse et la zone de rochers surplombant le site au nord. L’histoire de cette bande de terre est ancienne, variée et riche. Au 13ème siècle, il y eut là un moulin à farine domanial appelé le moulin des preitz, à partir du début du 17ème siècle, une forgerie, au 19ème siècle, un grand moulin à farine et une distillerie, et à la fin du 20ème siècle, un complexe hôtelier de prestige.
Le premier établissement à y être implanté est un moulin domanial relevant du Comté de Namur et dont l’existence est avérée au moins depuis le 12ème siècle. Brouwers, l’auteur de l’ouvrage « Cens et rentes du comté de Namur au XIIIe siècle » écrit qu’en 1289, à Moulin, le Comte possède un moulin qui vaut 48 muids de grains par an. Ce moulin est donné à bail pour 3 ans au meunier le plus offrant et il est banal, c’est-à-dire que chacun dans la région, a l’obligation d’y faire moudre son grain. Le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, ayant acheté le comté de Namur en 1421, se trouve confronté à la principauté de Liège, ce qui entraîne des incursions liégeoises en terre namuroise. Des moulins banaux sont détruits parmi lesquels le moulin des preitz. En 1448, le terrain qu’il occupe à La Roche à Moulin est libre, d’où la décision des autorités comtales de ne plus reconstruire le moulin mais de mettre en vente son emplacement. L’abbaye de Moulin entre en scène et se porte acquéreur du bien. L’acte du 21 juillet 1448 intitulé «  Proclamation des molin et preis séant devant l’abbie » est retranscrit dans le cartulaire du monastère. L’acte précise que la vente porte sur le moulin, le  stordoir ou pressoir à l’huile et le pré se trouvant entre le moulin et le rivage de Meuse, appelé « pré al Thour » , en souvenir sans doute d’une tour ancienne érigée en cet endroit pour contrôler le passage par la route et la Meuse. Le prix en est de 12 muids de grain moulu à payer chaque année à l’administration du comté pour le moulin et le stordoir et de 8 mailles pour le pré. Ce sont des mesures et des monnaies de l’époque. L’abbaye de Moulin acquiert donc l’emplacement du moulin des preitz, le pré al Thour s’étendant entre le moulin à farine et la Meuse, de même que la prise d’eau sur la Molignée. Elle à l’obligation de réédifier à ses frais le moulin et le stordoir tout à neuf, de veiller à retenir bien et suffisamment l’eau des biefs. Le receveur des domaines fera délivrer les bois pour les roues et les charpentes, à prendre dans les bois domaniaux les plus proches du moulin. L’abbaye fait donc reconstruire le moulin des preitz qui fonctionnera à La Roche à Moulin jusqu’au dernier quart du XVIème siècle pendant lequel nos régions ont connu une période de troubles et de dévastations engendrées par les luttes entre les troupes espagnoles et celles des Etats insurgés. C’est probablement vers 1578 que le moulin fut de nouveau dévasté, ce qui amena l’abbaye à le reconstruire dans l’enceinte monastique pour qu’il bénéficie de la sauvegarde accordée aux établissements religieux. Une porte de l’enclos donnant vers l’extérieur permettait à la population de faire moudre son grain dans le nouveau moulin. Le 14 mai 1613, les Archiducs Albert et Isabelle accordent à l’abbaye une exemption d’impôts pour le moulin à farine, en tenant compte du fait qu’il se trouve dans l’enclos et qu’il travaille principalement pour la communauté monastique. Il est probable que le moulin reconstruit dans l’enclos, a été constamment affermé puisque les archives citent les dates de 1613, 1617, 1624, 1635 et 1647 pour la conclusion de baux.  En 1728, Jean Dessy en obtint la location pour un loyer de 682 florins et 4 setiers de mouture par semaine. Le 6 avril 1781, un nouveau bail est conclu avec Pierre-Joseph Beguin, pour un terme de six ans. A titre documentaire, parcourons-en les clauses : 1. L’acceptant est tenu de moudre, sans salaire, toutes les meulnées, les brais (grains pour la brasserie), et tous autres grains nécessaires au      monastère. 2. L’acceptant est tenu de lui livrer, chaque semaine, 4 setiers de mouture mesure de Namur à la racle. Il fera porter lesdites moutures et les brais sur le grenier à farine ou à la brassine, et cela sans salaire. 3. L’acceptant paiera tous les trois ans, 9 écus à l’abbé et autant aux religieux. Il paiera en outre chaque année 6 florins à l’abbé et 6 autres au religieux. 4. L’usure des pierres tournantes est à charge de l’acceptant. Aucune réparation ne pourra se faire aux pierres ni au mécanisme sans le consentement des religieux. 5. L’acceptant nettoiera chaque année le bief du moulin. Il supportera toutes les impositions publiques. Un mot du moulin à huile ou stordoir Le stordoir à huile était établi non loin de La Roche à Moulin. Transformé en polissoir, il fut cédé, en 1776, à Jean-Dominique Dautrebande pour y établir ce qui s’appellera la forge d’en haut, à charge pour l’acceptant de construire une huilerie dans la papeterie de l’abbaye. Ce qui fut fait. Venons-en à présent à la période qui suivra celle du moulin, c’est-à-dire à la période de la forgerie. Sous l’Ancien Régime, le comté de Namur, dans lequel se trouvent des enclaves relevant de la principauté de Liège, est le siège d’une métallurgie très développée. En 1764, on y dénombre 21 fourneaux, 31 forges, 12 makas, 5 fenderies et 2 platineries qui occupent 470 ouvriers. Parmi les localités concernées, citons : Anhée, Ermeton-sur-Biert, Moulin-Warnant, Houx, Annevoie-Rouillon, Moniat en face d’Anseremme, Burnot-Rivière, Wépion, Walcourt, Thy-le-château, Marche-les-Dames appelé alors Marche-sur-Meuse, Goyet-Mozet (dans la vallée du Samson). Pour expliquer cette situation, il y a 3 facteurs à considérer : 1. La présence de minerai de fer dans le sous-sol. Près de Moulin, nous citerons Sosoye, Furnaux, Onhaye, Weillen, Lisogne. 2. La présence de forêts dont le bois peut être transformé en charbon de bois si nécessaire aux feux des fourneaux et des forges. 3. La présence de rivières et petits ruisseaux pour actionner les roues à aubes entraînant les arbres à cames des soufflets et marteaux divers. Ces rivières étaient le Flavion et  la Molignée, les ruisseaux d’Annevoie, le Burnot et le Bocq. Pour la bonne compréhension des choses, donnons un aperçu des établissements permettant le travail du fer. La mine ou minerai extraite de puits pouvant descendre jusqu’à 10 mètres de profondeur, était concassée par un  bocard composé de pilons. Ensuite, le minerai était lavé dans le cours d’un ruisseau pour être fondu par après dans un fourneau. Celui-ci était une construction en moellons de forme pyramidale tronquée à 4 côtés, d’une hauteur variant de 5 à 10 mètres. Par le gueulard, on chargeait le fourneau de couches alternées de charbon de bois et de minerai. La fonte s ‘écoulait dans un creuset puis dans les moules pour former des blocs appelés « gueuses de fonte ». Cette fonte non épurée renfermait du carbone et des impuretés qu’il fallait éliminer pour obtenir du fer. Cette épuration s’effectuait dans des feux d’affinerie. La fonte était soumise à la flamme du charbon de bois, flamme activée par l’air d’un soufflet actionné par un arbre à cames. Le fer purifié tombait goutte à goutte sur le fond d’un foyer et formait une loupe. Ces loupes sont traitées au moyen d’un maka qui en expulse les scories et forge les « brâmes », c’est-à-dire de grosses barres de fer. Le maka, appelé aussi martinet, était un gros marteau de 150 à 180 kg mis en action par un arbre à cames entraîné par une roue à aubes. Dans les platineries, les barres de fer sont aplaties par des marteaux ou des cylindres  et transformées en tôles. Dans les fonderies, les barres de fer étaient découpées en languettes carrées ou rectangulaires appelées vergettes et réalisées pour la fabrication des clous, du fil de fer ou des canons à fusils. Toutes ces opérations s’effectuaient après que les barres de fer aient été réchauffées dans les fours.
Après cet aperçu général sur la forgerie, arrivons-en à la forgerie de La Roche à Moulin. L’emplacement du moulin des preitz, acquis par l’abbaye en 1448, était promis à un grand avenir industriel. Cependant ce ne sont pas les moines qui le réaliseront, ils se contenteront d’en céder la propriété à des maîtres de forges pour y établir leurs usines. Voyons la vente du moulin des preitz. Alors que Pierre Royer était abbé de Moulin, les religieux ont été assemblés capitulairement au son de la cloche pour délibérer sur le contrat visant à aliéner un terrain de la communauté. Les religieux ont constaté qu’au cours des guerres passées, ils ont été en grande nécessité d’engager et d’aliéner plusieurs bonnes parties de rentes du monastère constituées en grains, et de charger d’autres parties de rentes en argent, comme ce fut le cas pour la seigneurie et la cense de Salet, chargées d’une rente de 56 florins 5 sols. Les religieux désirent reprendre les parties aliénées pour les remettre au gros des biens du monastère. En conséquence, ils estiment que «  la vente du moulin des preitz profiterait au monastère étant donné qu’il se trouve un autre moulin dans la clôture dudit monastère. En conclusion, les religieux veulent vendre en arrentement perpétuel le moulin des preitz. Le contrat de vente en faveur de Philibert Tournon est passé le 1er  octobre 1603. Il porte sur le moulin avec bâtiments, biefs, coup d’eau, batte, morceaux de terrain qui séparent l’un desdits biefs jusqu’au pont de pierre du monastère. Philibert Tournon ne pourra bâtir de maison à moins de 50 pieds du pont de pierre, il ne pourra faire aucun moulin à grains sur le ruisseau et ne pourra y pêcher. Le pont de pierre dont il est question est celui qui enjambe la Molignée  près du monastère. L’acte contient encore des dispositions techniques pour le coup d’eau et pour des aménagements à faire à la Meuse afin d’y recevoir des bateaux chargés de charbon et de gueuses. Pour son achat, Tournon devra payer annuellement 200 florins de rente à échoir en deux termes. Le terrain cédé par l’abbaye constituait le fief de la Thour à Moulin, d’une superficie de 5 journaux (1 hectare 70), relevant du bailliage de Montaigle. Ce fief est inclus dans la seigneurie formée par la ferme d'Ohey, les forges à Moulin, la cense d’Heneumont, maison de Pierres et Corbais, seigneurie qui sera acquise en 1626 par Philibert Tournon. Sur le terrain acheté, celui-ci va construire 2 hauts-fourneaux, une forge à 3 feux, 1 fenderie et 2 maisons dont l’une sera la résidence du maître de forges. En 1619, il obtient encore l’autorisation de construire quelques petites usines pour polir et scier le marbre et le jaspe. L’abbaye de Moulin n’interviendra plus que par des procès et le rachat en engagère à son profit, de la seigneurie de Moulin, le 12 mars 1648, pour une somme de 4.000 florins. L’abbé Pierre Royer décède en 1608. Ses successeurs vont rapidement contester la vente de 1603 au point d’en réclamer la nullité. En effet, d’après les statuts de l’ordre, l’aliénation d’un bien ne peut se faire sans le consentement des religieux, à peine de nullité absolue. Or il se fait qu’en 1603, l’abbé a obtenu le consentement de jeunes religieux en les intimidant « par des menaces et par son air excessivement rigoureux », il leur était donc difficile de s’opposer à la volonté de leur supérieur. De plus, l’abbé a éloigné de la maison, d’anciens religieux qu’il n’aurait pu faire consentir à la vente ni par douceur ni par menaces, ces anciens religieux étant conscients du préjudice qui allait résulter de l’aliénation. Enfin, il faut considérer que toute vente doit être approuvée par le chapitre de l’ordre ou par l’évêque de la juridiction, ce qui n’a pas été le cas en 1603. Cela étant, le successeur de l’abbé Royer et tous les religieux ont fait le 23 avril 1609, un acte de protestation en demandant au conseil provincial de Namur de déclarer la vente nulle et sans effet. Sans doute, estiment les avocats du monastère, cette clause aurait abouti si les guerres dont le pays a été le théâtre, n’avaient pas interrompu le cours de la procédure. D’autre part, l’abbaye n’a plus eu les moyens «  de fournir aux gros frais » que la chicane de Tournon lui occasionnait. En ces temps de guerre, l’abbaye a été ruinée et entièrement pillée au point qu’on lui a tout pris : calices, ciboires et vases sacrés n’ont même pas été respectés. Pendant le même temps, les maîtres de forge faisaient à l’abbaye quantité d’autres procès. Parmi ceux-ci, est à citer le procès intenté en 1674 par les héritiers de Jean Tabolet concernant la retenue d’eau pour la papeterie construite en 1670 par l’abbaye. Lorsque l’on fait « les espargnes dans le  bief » pour constituer une réserve d’eau à la papeterie, le débit du ruisseau se trouve fort diminué au point de compromettre le travail des forges. Gérard Dumont, maître de forges à Yvoir, juré dans le procès, est venu voir le ventelage que les moines ont fait sur le bief de leur usine à papier au lieu vulgairement appelé la forge Hélène ( actuellement château de Varroy à Warnant). Pour les forges, la diminution passagère du débit entraîne de graves inconvénients même si, comme l’écrit Gérard Dumont, «  les cessations susdites ne duraient que le temps d’une paternotte, à cause que le fer qui se fond pour faire la pièce ne peut discontinuer un seul instant sans gaster ladite pièce ». Pierre Deglymes, meunier à l’abbaye dit à son tour qu’il a expérimenté que toutes les fois qu’on retient l’eau de la Molignée pour des usines qui sont par dessus, le moulin «  ne va pas à son ordinaire, ni si fort que quand l’eau va son cours normal ». En bref, les rapports entre l’abbaye et les maîtres des forges sont conflictuels d’autant plus que les religieux se plaignent « des bruits et vacarmes continuels des ouvriers forgerons travaillant pour ainsi dire à la porte de leur monastère ». Les familles Tournon d’abord, Tabolet ensuite assureront l’exploitation des forges jusqu’à ce que, vers 1700, des difficultés surgissent entre les héritiers, à propos du partage des biens. Il en résulte un arrêt des activités et la revente en 1714 de la forgerie de Moulin à Simon Jamar. Lorsqu’il la met en vente en 1724, l’abbaye s’empresse de la racheter. L’acte du 13 janvier 1724 porte sur la succession des « maisons, bâtiments, fourneaux, fenderie, maquat, scierie, brassine, forges, forgette, biefs, chippes, prairies, jardins, droit de pêche » etc… Il est bien spécifié que « l’abbaye ne reprend à soi les choses sustransportées que pour les démolir et éviter les contestations si souvent arrivées entre la même abbaye et les possesseurs des forges ». Le prix d’achat est de 8.000 florins. Les comparants (Jamar et consorts) emporteront avec eux les matériaux : enclumes, tenailles, soufflets, roues et marteaux, deux sommiers de forge, les bacs refroidisseurs, les chaudières, les cuves… On a vu avec quel acharnement les religieux avaient œuvré pour récupérer le terrain de l’ancien moulin des preitz. On peut donc s’étonner de voir que 18 ans plus tard, ce même terrain est jugé inutile et est revendu pour y établir des fourneaux et une forgerie. Le 17 avril 1742, l’abbé Pierre Denis et ses religieux viennent déclarer comment  « ayant contracté diverses obligations tant à l’occasion de leur temple que d’autres choses nécessaires et utiles à leur monastère », ils souhaitent se décharger des ces obligations et sont d’accord pour céder un endroit où dans le passé il y a eu un fourneau, endroit qui leur est devenu inutile. Le contrat de vente est passé avec Joseph et Gérard de Montpellier, maîtres de forges à Yvoir et avec leur frère Pierre chanoine à Huy, aux conditions ci-après : 1. Les acceptants construiront à leur frais un bief depuis le pont Saint Bernard jusqu’au moulin à huile et établiront une batte (retenue) pour fournir l’eau au canal. Ils répareront aussi la maçonnerie de l’huilerie du monastère. Cette huilerie se trouvait à l’emplacement de ce qui deviendra ultérieurement la forge d’en haut. 2. Les acceptants s’engagent à déposer leurs scories au bord de la Meuse sans gêner la circulation sur le chemin est sans nuire aux jardins du locataire de la maison de La Roche appartenant au monastère. 3. Les tailles et contributions, le coup d’eau sont à charge des acceptants 4. Le canal à creuser pour aboutir au fourneau devant couper le chemin, les acceptants établiront un pont à leurs frais pour le traverser. En 1748, la forgerie de Moulin est dite nouvellement établie. En 1765, les frères de Montpellier louent leurs forges pour douze ans à Barthélémy Dautrebande, maître-brasseur à Namur. Ne pouvant faire face à leurs engagements financiers, les Montpellier se voient forcés de céder la propriété de leurs biens à Etienne Wilmet en ce comprises les forges de Moulin. D’autres créanciers des frères de Montpellier s’étant manifestés, des arrangements complexes interviennent entre eux. Les droits sur la forgerie de Moulin se voient ainsi acquis par d’anciens fournisseurs et créanciers de la famille de Montpellier : J. Bte Dethise et Gilles Haulot. Ces derniers vendent finalement leurs droits sur les forges au locataire, en l’occurrence B. Dautrebande. C’est ainsi que le fief, qui s’est appelé de la « Thour à Moulin » ou encore qui est connu sous l’appellation des parties qui le composent : « le moulin des preitz » et le « prez al Thour », après bien des avatars, est passé dans les mains de la famille Dautrebande qui assurera la réussite de la forgerie avant qu’elle ne soit reprise par la famille Bauchau. Dans le registre aux transports et autre actes de Lois de la Cour de Moulin, on peut lire l’acte de vente des forges au profit du Sieur Dautrebande : «  Le 12 mars 1766, par devant Jean Pirot, mayeur de la Cour de Moulin, présents les échevins de ladite cour, Jean-Baptiste Dethise, marchand à Ferage et Gilles Haulot, marchand à Champion ont vendu, cédé et transporté au profit de Barthélemy Dautrebande bourgeois, marchand à Namur, les droits et actions compétans auxdits Dethise et Haulot aux forges, fourneaux et maquats de Moulin, appendices et dépendances et aux seigneuries de Senenne, de Grange et d’Anhée, les surrogeant dans leurs lieux, places et degrés, moyennant une somme de 3.500 florins courans qui seront payables en deux mois date de cette vente ». Le 22 février 1770, B. Dautrebande fait «  relief (acte de reconnaissance avec paiement) de certains fiefs dépendant du châtel de Montaigle, consistant en un terrain contenant environ 5 journaux bâtis d’un fourneau, maquat, forge, chippe ( magasins) et autres annexes faisant partie du fief de la Tour à Moulin ou petit fief de Moulin ». Après son décès, en 1781, sa veuve fera relief à son tour devant la Cour de Montaigle. La République française, après s’être emparée des Pays-Bas autrichiens en 1794, s’intéresse beaucoup au fonctionnement des forges comme d’ailleurs aux autres industries. Leurs productions étaient vitales pour l’effort de guerre. Un état du département de Sambre-et-Meuse, établi vers 1795, précise que la veuve Dautrebande exploite à Moulin une forgerie qui comprend un fourneau pour le fer et deux forges. Il y a 96 personnes qui en vivent, à savoir : 30 ouvriers 15 épouses 35 enfants au-dessous de 12 ans 16 enfants au-dessus de 12 ans Cette statistique montre l’importance de ces forges sur le plan humain et social. Le document observe encore que ladite citoyenne occupe en outre une quantité considérable de mineurs, charrons, coupeurs de bois, voituriers, faudeurs (transformateurs du bois en charbon de bois), dont elle ne saurait préciser le nombre qui varie selon les besoins. Cette statistique nous frappe par le nombre considérable d’ouvriers qui travaillent, non seulement aux forges, mais aussi en amont ( tous ceux qui coupent le bois et le transforment en charbon de bois) et en aval. Nous remarquons aussi le grand nombre d’enfants qui composent les familles. L’importance sociale des forges est donc considérable. Le décès de la veuve Dautrebande, en 1796, amène le partage des biens familiaux et la vente de la forgerie de Moulin à Joseph Bauchau, marchand tanneur à Namur. L’enregistrement de cette vente est consigné dans le registre des recettes. Puisqu’il constitue le fondement de la présence des Bauchau à Moulin, il importe d’en reproduire les grandes lignes. «  Du 8 frimaire an 7 (28 novembre 1798), vente par le citoyen François Joseph Dautrebande , demeurant à Namur, tant en son nom qu’en qualité de tuteur des quatre enfants mineurs de feu Charles Bivort, au profit du citoyen Joseph Bauchau, marchand tanneur, demeurant à Namur, des droits et actions qui leur compètent aux forges, fourneau, maquat ou martinet, bocart, forgette, etc… terrain et bâtiments, appendices et dépendances situés sur la commune de Moulin, moyennant une somme de 35.200 florins, argent de change, faisant argent de France 75.428 francs, dont un quart payé comptant et les trois quarts restants dans six mois, en trois paiements égaux ».
Joseph Bauchau, premier maître de forges de la lignée, décède à Namur le 9 décembre 1799 et est enterré à Senenne près du chœur de l’église ainsi que l’atteste le registre paroissial. Les héritiers, au nombre de quatre, dont Auguste Bauchau, restent provisoirement en indivision. Sous le consulat de Bonaparte et sous l’empire, participant à l’essor général de l’industrie, les forges de Moulin vont connaître une activité considérable. Un état du 18 fructidor an 8 (6 septembre 1800) établi par le sous-préfet du 2d arrondissement des Départements de Sambre-et-Meuse et ayant pour objet : «  Etat des fourneaux, forges, martinets, fenderies et affineries existant » indique que l’établissement industriel des Bauchau comprend : 1 fourneau, 2 forges, 1 martinet et 3 affineries et que le nombre d’ouvriers employés, y compris des voituriers est de 260. Le 2 pluviose an 12 (24 janvier 1804), Auguste Bauchau, au nom de ses frères et sœurs, adresse une lettre au préfet du Département pour demander la construction d’un nouveau fourneau de fonte, à côté de celui qu’ils possèdent déjà «  sur le cours du ruisseau dit de Moulin ». Il écrit : « Le fourneau qu’ils se proposent de construire ne peut être placé que sur le chemin qui va de l’une de leur usines à l’autre. Il est incertain si ce chemin est public ou particulier, quoi qu’il en soit, loin de l’intercepter, il le jetteront sur le terrain qui y est contigu et dont ils sont propriétaires et qu’il n’en sera que plus direct ». La proposition a donc deux objets : la construction d’un nouveau fourneau sur le chemin et le déplacement de celui-ci. Remarquons qu’il s’agit du chemin qui conduisait à l’abbaye de Moulin et qui s’incurvait au moment de rejoindre la grand-route. Le projet va rencontrer l’opposition de l’administration des Eaux et Forêts parce que l’installation d’un nouveau fourneau nécessitera une consommation supplémentaire de bois dans un département où l’approvisionnement en ce combustible est déjà difficile, vu le nombre élevé de forges qui y fonctionnent. Or, dit l’administration, il faut protéger les forêts qui ne se renouvellent pas comme les autres biens ruraux. Il convient d’envisager plutôt l’emploi de charbon de terre, comme cela se fait déjà en France. Le 1er décembre 1806, Auguste Bauchau répond qu’il peut envisager l’emploi du coke, sitôt après la mise à feu du fourneau avec du charbon de bois. Il ajoute : « Le seul fourneau existant ne peut suffire qu’à alimenter la moitié de mes forges et il m’est donc nécessaire que j’en aie un second pour assurer la fonte et ne pas être obligé de chômer la moitié de l’année. En l’an 12 et l’an 13 (1804-1805) j’ai fourni au gouvernement des sommes majeures et mes fournitures auraient été beaucoup plus fortes si, alors, j’avais eu en activité ce second fourneau qui m’était nécessaire pour alimenter mes quatre forges ». A. Bauchau termine en rappelant que le gouvernement lui doit encore 43.000 francs. Il semble que sa requête reste sans suite, malgré une lettre du département où l’on peut lire : « Comme d’un autre côté la confiance que les Sieurs Bauchau ont eue dans le gouvernement en faisant des fournitures considérables pour la marine, mérite d’autant plus d’être prise en considération que plusieurs autres maîtres de forges n’ont point témoigné cette même confiance puisqu’ils ont préféré traiter avec le sieur Bauchau, que d’avoir affaire directement avec le gouvernement ». Le 31 janvier 1806, a lieu le partage, entre ses quatre enfants, de l’héritage de Joseph Bauchau. Nous ne nous intéresserons qu’aux forges de Moulin. L’acte notarié précise le lot revenant à Auguste Bauchau: « Il reçoit en pleine propriété les forges, fourneaux, maquats ou martinets, bocarts, forgette, chippes (magasins), hangars, bys (biefs), réservoir, fours à chaux, rives, rivages, coup d’eau, magasins, cabinets aux deux côtés de l’entrée de la forge dite d’en bas, terrains et bâtiments quelconques tels que le père du comparant les a acquis des représentants de Barthélemy Dautrebande. Auguste Bauchau, en maître de forges compétent et avisé, sut profiter de l’expansion industrielle qui caractérisa la période de l’Empire français, pour accroître le volume de ses affaires et augmenter la production de ses forges en introduisant de nouveau procédés de fabrication, ce qui lui valut d’être appelé à l’époque «  le petit Napoléon des forges ». En 1806, à une exposition de produits manufacturés tenue à Paris, il présenta des barres de fer fabriquées par ses forges et obtint un 1er prix. Il poursuivit sa carrière sous le régime du Royaume des Pays-Bas et fut parmi les premiers à introduire l’utilisation du coke qui fit faire un grand progrès à la forgerie. Avec le temps, Auguste Bauchau allait se trouver à la tête d’une fortune importante et d’un patrimoine foncier étendu. Le développement des entreprises d’Auguste Bauchau et de son patrimoine se poursuit avec le temps : 1814 : Achat de la forge de Maredsous, dite forge Jaumenne. 1819 : Achat de l’ancienne papeterie de l’abbaye de Moulin. 1820 : A l’exposition de Haarlem, les produits de ses forges lui valent une médaille d’or. La même année, le gouvernement le nomme au poste de Membre de la Commission provinciale de l’Industrie, chargée de préparer l’exposition de Gand. 1821 : Auguste Bauchau ayant demandé «la maintenue de ses usines conformément à la loi » une affiche est imprimée qui reprend le texte de la pétition. «Nous y trouvons l’énumération de ce que contenaient les forges de Moulin à l’époque : 1. Deux forges, une appelée forge d’En Haut et l’autre forge d’En Bas, ayant chacune deux affineries et une chaufferie, avec un système de marteaux et soufflets à cylindres. 2. Un haut fourneau à fondre la mine de fer. 3. Un maka ou martinet avec chaufferie et un système de marteaux. 4. Deux bocards pour écraser et piler les crasses des forges et du fourneau. Le tout est situé dans la commune de Warnant-Moulin ». Les acquisitions faites par Auguste Bauchau continuent : 1822 : Achat d’une forgerie à Yvoir. 1825 : Achat des biens de la famille Dautrebande, situés à Anhée et qui comportent 253 hectares, constitués d’une part, sur le plateau de Grange, par les deux fermes avec leurs terres de culture, leurs prairies et par des bois, d’autre part, dans le village d’Anhée, par la ferme dite anciennement « Dodrimont » (actuellement rue des Fusillés) et ses seize hectares de terrain. 1826 : Achat d’un fourneau à Wépion. La même année sont proposés aux enchères les biens de Jean-Louis Rousseau, acquis en 1797, lors de la mise en vente du patrimoine de l’abbaye de Moulins par la République française. Auguste Bauchau tente d’abord d’obtenir la masse du lot, en offrant 142.000 florins. En vain, les offres partielles se révèlent supérieures à ce montant. Il obtient toutefois les terrains qui agrandiront sa propriété des forges.  C’est à cette vente aussi que le château de Moulin, ancienne abbaye, avec ses dépendances, jardin, verger et ses terres labourables de plus de 22 hectares, de même que la ferme adjacente au château avec ses 105 hectares dans la campagne d’Anhée, sont acquis par le baron Alphonse Jacquier de Rosée. Cet achat marque ainsi le début de la présence de cette famille à Warnant et de l’établissement d’une grande usine de cuivre. Auguste Bauchau décède à Namur le 13 mars 1827, il est inhumé à Senenne. Sa pierre tombale se trouve encore dans le transept gauche de l’église d’Anhée. Son épouse Marie Thérèse Eugénie Licot, reprend sa succession à la direction des forges et le patrimoine continue à s’accroître. En 1828, elle achète aux Domaines de l’Etat le grand bois de Moulin de 143 hectares et le bois dit « Champ » sur Warnant, de 56 hectares. Sous l’Ancien Régime, ces bois étaient propriété de l’abbaye de Moulin.
Partie 1 Partie 2 Haut de la page